Jusqu'à ce jour-là, mon père avait été mon soleil et moi le sien. Tout s'effondra en l'espace de quelques secondes parce qu'il n'avait pas pris le temps de me serrer une dernière fois contre lui.
La beauté n'est pas tout, elle n'est pas éternelle.
Mon père avait toujours tenu à ce que j'aille à l'école. Sa devise "sans instruction, point de salut."
Ce n’est qu’une fois sa tristesse assouvie, bien des années après, que lui sont revenues sans bruit les teintes réelles de ce soir-là.
Personne ne l'embaucha, les hommes jeunes et en bonne santé étaient si nombreux qu'il ne restait rien d'autre que la mendicité pour un vieil infirme.
-Jamais un samouraï ne s'abaissera à tendre la main pour manger.
-Tandis que lever le coude pour boire...
-Silence femme!
De cette longue marche, je garde le souvenir d'un chemin bordé de kaki no ki [arbre à kaki] qui semblait se dérouler à travers la montagne comme une longue ceinture ocre d'or posée sur un furisode [kimono de cérémonie].
Il reniflait fort et je l'ai vu porter une main à ses yeux. Etait-il triste ? Honteux ? Sûrement un peu des deux. Son empressement à m'abandonner là fut pour moi un véritable séisme. Jusqu'à ce jour là mon père avait été mon soleil et moi le sien. Tout s'effondra en l'espace de quelques secondes parce qu'il n'avait pas pris le temps de me serrer une dernière fois contre lui et de m'appeler Joji.
Mon père aimait raconter qu’il avait été samouraï dans son jeune temps. Quand le Japon s’est modernisé, les fiefs ont été supprimés et le pays a été divisé en préfectures. Les samouraïs, qui étaient jusque-là au service des seigneurs féodaux, n’avaient plus de salaire et la plupart ont sombré dans la pauvreté.