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Critique de GabySensei


Une nouvelle traduction du Livre de l'intranquillité est forcément un évènement ! Rebaptisé Livre(s) de l'inquiétude, la traductrice a préféré un mot existant et plus quotidien (inquiétude) pour traduire le mot « desassosego » (manque de tranquillité). Intranquillité est sans doute plus poétique mais il est inventé dans la langue française, alors que le mot dessassosego et couramment utilisé dans la langue portugaise. Marie-Noelle Piwnik a donc essayé de rendre cet usage plus quotidien du mot en français. Car il s'agit bien de cela au final, essayer d'être fidèle à Pessoa et à sa langue. le problème avec ce livre, c'est qu'il est volontairement inachevé et que l'on ne saura jamais comment Pessoa aurait voulu lui donner sa forme définitive. Je suis d'habitude, et par principe, contre l'édition d'une oeuvre posthume et inachevée. Si l'auteur n'a pas souhaité publier le livre de son vivant, c'est souvent pour de bonnes raisons et la publication posthume répond souvent à des besoins mercantiles condamnables. Mais comme toujours, les principes souffrent leurs exceptions. Et le Livre de l'intranquillité en est, sans doute, le meilleur exemple ! Pessoa y a travaillé toute sa vie et ne l'a pas publié, non pas parce qu'il était mauvais, mais parce qu'il était dans la nature même de ce livre de n'être jamais fini. le besoin de perfection de Pessoa l'empêchait de considérer son texte comme définitif car il pensait toujours pouvoir faire mieux. Et ce livre est un tel chef-d'oeuvre, qu'il aurait été criminel de ne pas l'éditer, même de façon imparfaite.

Pessoa a travaillé pendant 35 ans à l'écriture de ce livre. Il est mort à Lisbonne presque inconnu, en ayant très peu publié de son vivant. A sa mort en 1935, il a laissé des dizaines de milliers de feuilles manuscrites mélangées dans un coffre en bois. Il a fallu des décennies pour que l'on s'aperçoive de la valeur littéraire de ces textes et que l'on avait affaire à un véritable géant de la littérature mondiale, sans doute comparable à Shakespeare ou Cervantès. le temps que l'on mette de l'ordre dans tous ces papiers, et il s'est écoulé encore cinquante ans. C'est en 1982 que sort pour la première fois au Portugal une version du Livre de l'intranquillité (1988 pour la France).

Il faut tout d'abord expliquer à ceux qui ne sont pas familier de cet auteur qu'il a une particularité bien spécifique. Il avait besoin de se créer sans cesse des doubles littéraires, qu'il appelait hétéronyme. Il créait des auteurs fictifs, chacun doté d'une vie propre (date de naissance, signe astrologiques, biographie, style propre) et écrivait une oeuvre particulière pour chacun de ses hétéronymes. On peut donc parler d'un auteur aux multiples facettes et on peut lire une multitude de livre de Pessoa, tous très différents les uns des autres. Quatre de ces doubles littéraires sont plus connus que les autres (Alberto Caeiro, Alvaro de Campos, Ricardo Reis, Bernardo Soares) mais on continue de dénombrer aujourd'hui des écrivains créés par Pessoa, et il y en aurait plus de 400 !

La première version du Livre de l'Intranquillité est attribuée à Bernardo Soares. C'est un double littéraire qui ressemble beaucoup à Pessoa (il habite Lisbonne, il est comptable…), sans être vraiment lui non plus. le livre est composé de centaines de petits textes, écrits entre 1910 et 1935 et peuvent être lus dans l'ordre ou dans le désordre. Ils mêlent poésie, métaphysique, philosophie, littérature avec un bonheur et une puissance incroyable. Car, ce qui était important pour Pessoa, c'était son monde intérieur. On ne connaît la vie que par nos sens. Ce qui est important dès lors, ce n'est pas de multiplier les expériences ou les voyages, mais d'intensifier le contact intérieur que l'on a du monde extérieur. Ce qui est important dans la vie, c'est ce que l'on ressent et ce que l'on peut exprimer de ses sensations. « Si j'imagine, je vois » nous dit-il et « Il n'est de réel dans la vie que ce que l'on a su bien décrire ». Ainsi, tout le livre de l'intranquillité n'est qu'une longue méditation sur les paysages intérieurs de Pessoa : « La vie est un voyage expérimental, accompli involontairement. C'est un voyage de l'esprit à travers la matière et, comme c'est notre esprit qui voyage, c'est en lui que nous vivons. Il existe ainsi des âmes contemplatives qui ont vécu de façon plus intense, plus vaste et plus tumultueuse que d'autres qui ont vécu à l'extérieur d'elles-mêmes. C'est le résultat qui compte. Ce qui a été ressenti, voilà ce qui a été vécu. On peut revenir aussi fatigué d'un rêve que d'un travail visible. On n'a jamais autant vécu que lorsqu'on a beaucoup pensé.»

Alors pourquoi une nouvelle traduction ? Les dernières recherches universitaires ont mis à jours des documents montrant une organisation du livre de l'intranquillité très différente de celle que nous avions jusqu'ici. Dans cette version, Pessoa fait dialoguer ensemble trois hétéronymes (Vincente Guedes, la Baron de Teive et Bernardo Soares), que personne n'avait pensé à rapprocher. le Livre de l'intranquillité et le Livre(s) de l'inquiétude sont donc très différents l'un de l'autre. La moitié du Livre(s) de l'inquiétude est totalement inédite en français. de même, la partie finale du Livre de l'Intranquillité (les grands textes) a été retirée. Ce sont donc deux ouvrages très différents qui sont donnés à lire. Et toute la partie de Bernardo Soares est retraduite de façon un peu différente de la version de Françoise Laye.

Alors quelle version lire ? Si c'est la première fois que vous abordez ce texte, je vous recommande le Livre de l'intranquillité traduit par Françoise Laye (couverture bleue). Et si vous avez envie de relire ce chef-d'oeuvre une deuxième fois, je vous recommande le Livre(s) de l'inquiétude car on y découvre de très beaux passages inédits. Mais la lecture de cette nouvelle traduction est, selon moi, un peu plus difficile d'accès, car elle s'ouvre sur les écrits de Vincente Guedes, qui sont un peu plus difficile à lire. le coeur du livre réside selon moi, dans les écrits de Bernardo Soares qui arrivent en fin d'ouvrage et qui sont plus poétiques. Les deux livres sont très différents mais j'ai une petite préférence pour le livre de l'intranquillité.

Quoi qu'il en soit, ce livre est sans doute le plus beau que j'ai lu dans ma vie. On peut y revenir sans cesse et toujours y trouver quelque chose.

Pessoa forever.
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