Viktoria 91

Les rues étaient des couloirs cernés de murs ténébreux, indifférents. les réverbères à gaz, très espacés, presque absents, éclairaient peu au-delà des flaques de pavés dont ils émergeaient. Au milieu, la chaussée était une langue de terre noire, déjà rendue humide par la fraîcheur nocturne.

En plus du parfum de la peur, il émanait de sa personne des relents de sueur rance et de mauvais alcool.

Vous arrive-t-il de rêver, monsieur Latimer ? […] De faire des rêves si forts, si parfaits, qu'ils ont tous les aspects de la vérité, aussi étranges qu'ils soient ?... […] Et après l'un de ces rêves, vous êtes-vous déjà réveillé avec le sentiment, ne serait-ce qu'un instant, d'avoir laissé la réalité derrière vous ? Avez-vous déjà eu l'intuition fugitive mais troublante que le véritable monde était celui de vos songes ?...

Des flambeaux phosphorescents éclairaient maintenant le ponton et ses alentours. Une dizaine de bobbies s'affairaient. On emportait sur des civières les cadavres des deux hommes […], on jetait de la sciure sur les flaques de sang, on inspectait le sol à la recherches d'indices et de pièces à conviction. Une navette à vapeur de la Thames Division mouillait non loin ; à la lumière de puissants projecteurs, son équipage draguait les eaux du dock. Une brume verte, malsaine, baignait tout.

À nouveau, Latimer observa le faciès défait de Roy. Cet homme était une brute ; il avait grandi et survivait dans un monde violent et barbare ; il était même parvenu à s'y imposer, à compter plus volontiers dans le camp des bourreaux que dans celui des victimes. Pourtant, il avait peur. Et ce n'était pas Latimer qu'il craignait. Non, il redoutait une menace bien plus terrible. Il avait le regard fou des êtres condamnés à une mort ignoble, il avait la regard des damnés.

Devant la porte de Kate, Latimer hésita, la main tendue et tremblante. Il lui fallut pourtant se faire violence, et pousser le battant. Il resta un moment sur le seuil à considérer la petite chambre déserte. Elle semblait étrangement vide ; il y régnait une qualité de silence particulière, celle des cimetières et des églises. Le soleil s'engouffrait par la fenêtre béante et sa lumière jouait avec les particules de poussière qui dansaient dans l'air.

À quelques pas de là, un réverbère à gaz éclairait chichement le décor. Tout, à Whitechapel, disait la misère : les murs lépreux, la terre inégale de la chaussée, les masures crasseuses au volets branlants, les venelles sordides, les porches comme autant de gueules noires. Et surtout la puanteur, cette odeur de sueur, de crasse, d'urine et d'excrément. L'odeur du malheur et de la mort.

L'homme sans chemise s'avança. Il s'accroupit près du policier, le retourna et s'écarta pour que tout le monde puisse voir.
Le bobby avait le crâne défoncé. La peau synthétique de son visage était arrachée de la mâchoire à la tempe et, par l'accroc, apparaissaient les pièces mobiles et huilées d'un mécanisme complexe.
"On a peut-être quand même le temps de l'démonter", dit l'homme en soulevant l'androïde.