Quand le DG a annoncé « l’innovation est dans notre ADN », en moi-même j’ai pensé « jamais rien entendu d’aussi con ». À voir la tête de mon voisin de gauche, Paul, mon supérieur hiérarchique direct, j’ai aussitôt compris que j’avais prononcé ces paroles à voix haute. Il a eu un rictus nerveux en balayant du regard les autres participants. Il était le seul à m’avoir entendue. Je me suis mordue la langue.
J’ai pleuré doucement dans les bras de ma grand-mère et je l’ai prise dans les miens quand il lui a été impossible de contenir plus longtemps son chagrin d’être encore vivante.
Pendant trois jours, je me suis abandonnée à ce rythme lent et puissant d’une inertie primale.
Vitres ouvertes, j’ai aspiré l’air de la montagne à plein poumons. C’est remonté du fond de moi. Les fougères, les mousses gorgées d’eau de source, les minuscules fraises des bois qui éclatent sous la langue et vous douchent le palais, les soirées d’été sous la treille, les chansons, les cabanes, les bals et les ampoules de couleur. Des bribes de paradis suspendus dans un ailleurs dont j’avais perdu le chemin. C’était là, intact. Une force qui palpite et trépigne au creux du ventre et pousse jusqu’au cœur. Je n’ai pas su –pas voulu ?- résister. J’ai ouvert les vannes.
La route, étroite, sinueuse et ravinée m’a conduite à grand peine jusqu’à la demeure familiale. Sur le trajet, il m’a semblé que les traces des hommes s’étaient encore effacées depuis la dernière fois. La nature triomphait. Une vengeance tardive, anarchique et luxuriante qui rongeait les dernières terrasses comme une révolution abat les remparts des prisons
Elle a réussi. C’est ce que je croyais. Être dans le vrai. Et eux dans l’oubli, une forme de déni du changement, du progrès.
Je crois avoir follement aimé cet endroit. C’était il y a longtemps. Lorsque je n’étais qu’un petit animal sans conscience. Cette promesse de liberté qui coule des pentes vertes s’étirant depuis les nuages d’altitude jusqu’à la mer s’était pourtant brisée à l’adolescence. Rompu l’enchantement. Remplacé par un sentiment d’oppression et d’étouffement. L’été de mes treize ans, le lieu m’était soudainement apparu comme enseveli dans un éboulis du temps. Tout semblait s’y être arrêté. Les choses comme les gens, figés dans une éternité monotone. La vraie vie était ailleurs. La ville, le mouvement, le monde et l’accélération. Paris où j’ai commencé à travailler. Je ne suis revenue à Obisu que deux fois depuis ma majorité.
Quelques heures en tête à tête avec Mina, ma seule famille, ma dernière ancre. Une vieille femme usée qui attend la mort sur le muret de pierres exposé plein sud devant sa maison, une bâtisse décrépie dans un hameau à l’agonie de l’intérieur.
Ma convention collective stipule que j’ai droit à deux jours de congé pour le décès d’un ascendant direct. J’ai quitté Paris le jeudi 24 mai. Inhumation le vendredi. Samedi et dimanche pour essorer ce qui reste de larmes. Retour le dimanche soir. Lundi matin, la sacro-sainte réunion hebdomadaire. Un week-end pour faire le deuil des années d’insouciance et d’une femme dont finalement j’ignore tout sauf sa part de mère.
Quinze ans que je n’étais pas retournée dans le village de Mina, ma grand-mère maternelle. J’en avais gardé le goût fade de l’ennui, du temps à ne plus savoir qu’en faire et du soleil jusqu’à l’écœurement. Voilà les seuls souvenirs que je croyais avoir conservés de ces étés interminables. Ça et la plainte d’amour des cigales et l’odeur doucereuse des immortelles.