Pourquoi pas la vie

Je crois que j'ai choisi cet appartement précisément pour ça. J'aime entendre mes voisins. J'aime qu'ils soient un peu chez moi, c'est comme si leurs bruits assourdissaient celui de l'angoisse.
Depuis les murs de mon appartement, je peux prendre le pouls de l'immeuble. J'écoute les émissions de variétés du voisin de gauche, je danse le twist avec la famille qui habite sur le même palier, je participe aux discussions politiques des étudiants qui vivent en face, et, donc, je suis les aléas urinaires et digestifs de ma voisine du dessus. C'est comme une radio branchée sur le quotidien. Je partage leurs vies,leurs rythmes, leurs rituels. On ne s'est jamais parlé, mais chacun sait à quelle heure les autres program ment leur réveil, prennent leur douche, jouent du piano ou font l'amour. On se connaît sans se dire, on se connaît en creux, par les détails, les petits rituels ordinaires.

- Tu vois, reprend Greta, quand je suis entourée de toutes ces vies, j'ai moins peur du noir. Peut-être qu'en s'empilant si nombreux sur des surfaces aussi réduites, on cherche tous la même chose: fuir le silence.

Sylvia soupire. Elle sait bien. Elle sait que le silence est la nourriture la plus calorique que l'on puisse offrir à la solitude. Et c'est précisément de ce silence-là que se nourrissent les monstres qui nichent dans un creux de sa poitrine et l'empêchent d'envi sager l'existence avec autant de confiance que Greta.

Elle a sans cesse peur. Peur d'elle-même.

- J'espère que ton instinct est un type avisé, dans ce cas.
- Tu plaisantes ! .C'est une femme, pas un homme. Regarde: mon instinct est sensible et intuitive, elle a de bonnes idées mais personne ne l'écoute, elle sait ce qui pourrait me faire du bien mais s'est toujours laissé convaincre par ces connards de rationalité et d'ego (qui, eux, sont bien des mecs) parce qu'elle n'a pas confiance en elle, parce qu'on ne lui a jamais appris à formuler ses convictions avec assurance. Mon instinct est désespérément féminin, tu veux dire!

Ted la regarde, plein de compassion. Il voudrait n'être que ça, un bloc de compassion molle. Il voudrait l'envelopper de ses grands bras, de son regard, de ses mots, avaler sa peur, la mâcher dans sa bouche d'ogre, comme il le faisait quand ils étaient un couple, mais il n'y arrive pas. Il ne sait plus toucher son corps à elle, ni avec ses bras ni avec ses mots.

Dans son appartement, Al s'affaire en cuisine tandis que Sylvia feuillette les livres empilés sur son bureau, un bataillon de nouveautés qui attendent d'être chroniquées. Ça lui file un drôle de vertige comme quand elle regarde les tables en librairie de voir tous ces livres fraîchement publiés. Parfois, elle se sent écrasée par leur poids, par la vacuité de son entreprise, et elle se demande si les siens ont vraiment quelque chose de plus à raconter. Sont-ils suffisamment singuliers pour que cela vaille la peine de venir ajouter son bavardage à celui des autres ?.
Et puis les bons jours, chaque livre intéressant dont elle croise la route lui donne envie de se surpasser, de travailler encore plus dur.

-On pourrait renverser la problématique, dit Greta, et réfléchir à la raison pour laquelle on ne demande jamais aux hommes de sourire. C'est quoi le problème avec le sourire ?. On ne peut pas être pris au sérieux si on a l'air sympa ?. Est-ce que paraître austère et grave nous octroie un supplément de profondeur?

-C'est vrai. Surtout, je me demande ce que ça va changer, au fond. Je me sens un peu ridicule avec mes croisades à trois pence. Toute cette énergie pour ça.
J'ai eu l'impression d'avoir triomphé d'une créature mythologique, mais c'était juste une stupide photo. Et puis ils sont si satisfaits et si complaisants entre eux que c'est comme se battre contre des moulins à vent.

-Je crois que c'est notre responsabilité, dit Greta. Même si c'est symbolique, minuscule, on doit faire avec ce qui est à notre disposition. Et nous deux plus encore, parce qu'on est un peu plus visibles que d'autres. Si chaque femme mène une croisade à trois pence, alors au bout d'un moment, ça fera sade de grande valeur, c'est mathématique.

Tu crois que feindre la confiance, c'est performatif ?.Ou qu'il suffit de réfléchir très fort, avec de jolis mots et de grandes pensées ? .De sauver les autres pour cacher qu'on ne sait pas comment se sauver soi? Toi aussi, tu dois te pardonner et te faire confiance.

Pour moi, écrire comme une femme, c'est s'emparer de sujets qui nous concernent intimement avec le même sérieux et le même regard universaliste qu'on accorde aux thèmes dits masculins.

- Je croyais que tu avais l'intention d'arrêter de fumer lorsque ça irait mieux, dit Simone, mi-railleuse, mi-réprobatrice.
-Absolument. Mais tu sais, ajoute Sylvia d'un faux air professoral, peut-on jamais être sûre que ça va réellement mieux? .Je ne voudrais pas être présomptueuse. Alors dans le doute, je fume.

Elles ont tacitement décidé de diluer leurs désaccords dans ce qui les relie.