Six personnages en quête d'auteur - La volupté de l'honneur

En entrant dans la salle, les spectateurs trouveront le rideau levé, le plateau tel qu'il est pendant le jour, sans portants, ni décors, vide, dans une obscurité presque complète.
Il faut, dès le début, qu'on ait l'impression d'une représentation non préparée.
Le couvercle de la boîte du souffleur est à droite du trou.
A gauche du trou du souffleur, sur le devant de la scène, une table et un fauteuil - dossier tourné vers le public - destinés au directeur.
Deux autres tables, une grande et une plus petite, entourées de quelques chaises éparses, comme pour une répétition.
Par la porte des coulisses entrent les acteurs de la troupe, hommes et femmes, isolément ou par couples, à leur gré. Ils sont huit ou neuf, le nombre qu'il faut pour jouer la comédie de Pirandello : "A chacun son rôle", annoncée par le tableau de répétition....
(extrait du lever de rideau de l'édition de poche parue en 1970)

MAURICE
Hélas!... dans la vie...

MADELEINE
Et elle, ma fille! Avec le coeur qu'elle a! Si vous la voyiez, si vous l'entendiez... C'est déchirant.

MAURICE
Je me l'imagine. De tout coeur, croyez-le, je me suis intéressé...

MADELEINE, l'interrompant et lui serrant la main.
Je le sais! Je le sais! Vous voyez bien comme je vous parle? Parce que je vous sens de la famille, plus qu'un cousin, un frère de notre marquis...

MAURICE
Fabio est par là?

MADELEINE
Par là, oui... Probablement, il ne peut encore la laisser... Il faut la surveiller. A peine vous a-t-elle entendu annoncer qu'elle s'est élancée vers la fenêtre...

MAURICE
Seigneur! Pour moi?

MADELEINE
Non, pas pour vous! Parce qu'elle connait le motif qui vous a fait aller à Macerata et avec qui vous en êtes revenu.
(La volupté de l'honneur)

Il est plus facile d'être un héros qu'un honnête homme. Héros, nous pouvons l'être un jour par hasard, honnête homme, il faut l'être toujours. (la volupté de l'honneur)

LE PERE
(...) et je vous demande de nouveau : qui êtes-vous?

LE DIRECTEUR, se tournant de plus en plus stupéfait et en même temps irrité, vers les acteurs.
Oh! mais en voilà un beau toupet! Quelqu'un qui se fait passer pour un personnage de théâtre et qui vient me demander, à moi, qui je suis...

LE PERE, avec dignité, mais sans hauteur.
Un personnage, monsieur, peut toujours demander à un homme qui il est. Un personnage a vraiment une vie propre, marquée de caractères particuliers, c'est toujours "quelqu'un". Tandis qu'un homme - je ne parle pas de vous en ce moment -, un homme, en général, peut n'être "personne".

Des acteurs incarnant les personnages d'une pièce non déterminée se débattent dans d'inextricables intrigues. L'originalité du sujet a permis au grand dramaturge italien d'éblouir, d'inquiéter et de poser pour la première fois quelques questions sur l'essence du Théâtre.
(extrait de "la bibliothèque idéale" présentée par Bernard Pivot et parue en 1988 aux éditions "Albin Michel")

Votre expression n'est qu'une matière brute ,à laquelle donneront un corps et une figure ,une voix et des gestes les acteurs qui (sachez-le) ont su exprimer des choses d'une autre qualité que celle-ci. La matière que vous nous apportez ,vous, c'est si peu de chose que , si elle réussit à tenir la scène , tout le mérite , croyez-moi en reviendra à mes acteurs .

LE PERE
Je comprends très bien, monsieur. Mais je devine peut-être aussi pourquoi notre auteur, qui nous voyait vivants et tels que nous sommes, n'a pas voulu écrire son drame. Je ne voulais pas offenser vos artistes, Dieu m'en garde ! Mais je pense qu'en me voyant maintenant représenté... par je ne sais qui...

LE GRAND PREMIER RÔLE, avec hauteur
Par moi, si cela ne vous fait rien.

LE PERE, humble mieilleux, saluant.
Très honoré, monsieur... Oui, voici, je pense que quelle que soit la bonne volonté et l'art total qu'apportera monsieur à m'accueillir en lui...

LE GRAND PREMIER RÔLE
Total, qu'est-ce à dire, retirez ! retirez !

LE PERE
La représentation qu'il donnera de moi, même en s'afforçant par son grimage de me ressembler...

LE GRAND PREMIER RÔLE
Ce sera assez difficile !

Les acteurs rient.

LE PERE
Précisément, il sera difficile que vous donniez de moi une représentation qui me montre tel que je suis. Il s'agit moins du visage que de la façon dont vous interpréterez mes manières d'être, la façon dont vous me sentirez, et qui ne sera pas du tout la façon dont je me sens moi-même. Et il me semble que les gens qui sont appelés à nous juger devraient tenir compte de cela...

Sur le plateau nu du théâtre, le directeur, ses comédiens, commencent dans la routine, la répétition d'une quelconque œuvre dramatique.
Et voilà que six personnes, étrangères au théâtre, font irruption sur la scène.
Six personnes qui ont vécu un drame familial, personnel, réel - et qui exigent, tant leur aventure leur paraît exemplaire, de devenir des personnages de théâtre.
Mutation impossible.
La pièce de Pirandello repose toute entière, avec l'intelligence la plus aiguë du thème, sur cette nécessité où est l'auteur de théâtre de violer le réel pour déboucher sur l'art dramatique.
(Résumé inséré en début de l'édition de poche parue en 1970)

Baldovino

Ça ne suffit pas. Voyez-vous, monsieur, nous nous construisons, inévitablement. Je m’explique. J’entre ici et je deviens immédiatement, en face de vous, celui que je dois être, celui que je peux être. Je me construis. C’est-à-dire que je me présente à vous sous une forme adaptée aux relations que je dois nouer avec vous. Et vous, qui me recevez, en faites autant de vous-même. Mais, au fond, à l’intérieur de nos constructions dressées ainsi l’une en face de l’autre, derrière les persiennes et les volets restent, bien cachées, nos pensées les plus secrètes, nos sentiments les plus intimes, tout ce que nous sommes pour nous-mêmes, en dehors des relations que nous voulons établir.

Eh là ! Qu'est-ce que tu fabriques ?