Flamboyant crépuscule d'une vieille conformiste

Vieillir, ça se vit seul, en tout cas pas entouré d'autres vieux.

Mon nom est Dominique Biron, et je n'ai jamais réussi à m'y faire. Depuis près de quatre-vingt-deux ans, je hais de toute mon âme ce que ces cinq syllabes expriment d'invisibilité, de tiédeur insipide, de discrétion bigote. Dominique Biron, on ne sait même pas ce que c'est pour un être humain. Si c'est une femme, il fait le dire vite ; à la rigueur une nonne en laides sandales qui va soigner les lépreux, ou torche le derrière des pauvres au Bangladesh. "Dominique, nique, nique, s'en allait tout simplement..." Quand j'étais petite, je voulais m'appeler Esméralda Fuego, ou Aurore de Brocqueville, comme deux filles de ma classe qui ne me parlaient pas.

Nous sommes les assassins de la terre, nous les plus de soixante-quinze ans. Nous nous sommes odieusement enrichis après la guerre, en ne nous souciant de rien d'autre que de nos cuisines équipées, de nos voitures, de nos vacances et de nos grille-pain. Le confort, voilà le nouveau dieu que nous avons vénéré et laisser un héritage à nos rejetons.

S'ils étaient encore d'actualité, je choisirais un des vaccins qui donnent des thromboses, on ne sait jamais que ça marche, ça me faciliterait la vie. Mais on les a retirés du marché l'an dernier, l'air de rien. Victoire a toujours refusé de se faire piquer, et elle a raison. Qui peut en toute honnêteté lui promettre qu'elle n'en payera jamais les conséquences ? Personne. Je lui ai dit, résiste, le bien commun, c'est une mascarade, c'est la plus grande hypocrisie. Un jour, peut-être, le monde devra rendre des comptes pour ça. J'imagine un avenir pas si lointain où les vaccinés seront atteints de tares multiples. Des scléroses, des maladies de Crohn par dizaines de milliers, des Creutzfeldt-Jakob, des problèmes de stérilité, et des trucs qu'on ne connaît pas encore, et on dira, ah ben oui, vous allez en baver, vous allez en crever, mais c'était pour le bien commun ! Vous vous souvenez du bien commun ? Tous vos vieux sont raides dans leur cercueil depuis longtemps, mais grâce à vous peut-être ont-ils gagné quelques mois, deux ou trois ans d'une vie de merde, dans une maison de retraite ou seuls chez eux. Ça valait bien une petite sclérose en plaques, non ?

Le grand effondrement de civilisation que l'on nous prédit est déjà advenu : il est intellectuel, culturel. C'est la connerie qui nous tuera, bien avant la montée des eaux, les maladies et les flux migratoires, les guerres et les famines. L'humanité disparaitra à cause de son incurable bêtise.

Aucun regard humain ne m'a offert toutes ces choses essentielles et contradictoires qui émanent à présent des yeux de ce chat. J'aurais aimé qu'un de mes semblables soit capable d'autant de vérité. Cette vérité qui se lève comme l'aube, et s'impose, absolue, inéluctable, dans les prunelles souveraines.

Ma vie doit vous paraître un long cortège de regrets, de rage rentrée, de dépit, de désillusions, d'envies ravalées. N'en est-il pas de même pour vous, si vous avez passé la cinquantaine ? Non ? Alors vous êtes un chanceux, un affamé de la vie, un exigeant, un être fort et puissant, quelqu'un qui n'accepte pas le compromis ni le consentement, et vous faites partie des 0,001 % de l'humanité. Vous êtes magnifique, terrifiant, et terriblement seul. Vous êtes Cyrano. Ou alors vous êtes un aveugle et un sourd, un indécrottable optimiste, probablement un niais, un adulte coincé en enfance, ou un fou. Vous êtes de ceux qui clament que la Terre se porte à merveille et que l'avenir nous sourit. Vous êtes le prophète invétéré des lendemains qui chantent. Vous repoussez l'inquiétude, vous livrez une bataille acharnée au doute, on vous aime, vous êtes soutenu, très entouré, vous avez toujours une épaule compatissante sur laquelle vous reposer, vous faites partie d'un club, le club des cons, mais c'est mieux que rien. Et ce club ne manquera jamais de membres, tant que l'homme traînera na naïveté toxique et son outrecuidance sur terre.

Mes chéris, je ne vous ai pas assez, ou mal aimés, parce que je suis une mal-baisée. Je suis désolée. Entre votre père et moi, c’était aussi rasoir qu’un spectacle d’école quand vos enfants ne sont pas dedans. Je pourrais vous raconter tout ça en détail, mais je ne le ferai pas, rassurez-vous. Ce serait vraiment lamentable, et inutile. Les mémoires d’une vieille dégueulasse.

Dans les années 1960, 1970, alors que je m'emmerdais ferme à tenter de réussir la langue de bœuf sauce madère, d'autres, partout dans le monde, écoutaient Led Zeppelin et jouissaient dans des sous-sols improbables , emmêlaient leurs cheveux, découvraient leur corps et leurs désirs, rencontraient parfois leur moi profond.