le saut d'Aaron est une fiction dont le personnage autour duquel est bâtie la narration est Berta Altmann est très largement inspirée de l'artiste Friedl Dicker-Brandeis, figure incontournable du Bauhaus, assassinée à Auschwitz, après avoir passé des mois à enseigner le dessin aux enfants lors de son fermement au camp de concentration de Terezin, situé en république tchèque. Je découvre l'artiste avec ce titre, et surtout une femme indéniablement touche-à-tout dans son domaine de prédilection, l'Art, en peinture tout comme en décoration d'intérieur, architecture, elle fut autant enseignante, une pédagogue indéniablement douée, dont les cours d'art aux enfants de Terezin a été un extraordinaire défi de résistance à l'idéologie nazie, dont en tant que juive et communiste, elle était par nature l'ennemie. Comment sincèrement ne pas admirer une telle femme ?
Magdaléna Platzová a associé une poignée d'influences dans ce roman aussi instructif que saisissant. D'une part, ses influences qui lui viennent de son environnement familial, sa mère la journaliste
Eda Kriseová était dissidente et issue d'une famille d'artistes, son père était réalisateur de documentaires. Si Berta Altmann est le double imaginaire de Friedl, nul doute que l'équipe qui réalise un reportage sur l'artiste assassinée est une sorte de succédané de l'auteure tchèque. Là où elle se détache du travail paternel, c'est qu'autour de l'occasion de raviver la mémoire de l'artiste, elle a monté de toutes pièces une fiction historique, qui réserve son lot de surprises.
Ce récit compte plusieurs focalisations narratives : Kristýna, autrefois l'amie de Berta, sa petite-fille Milena qui va seconder l'équipe en charge de questionner Kristýna et ses souvenirs. Puis Berta elle-même. le passé, la vie de Berta, est, on s'en rend peu à peu compte, relié par un mince mais bien réel fil au présent, celui du tournage, celui de Milena qui va s'enticher du cadreur, celui des secrets finalement amenés à être dévoilés. Ce roman est un drôle de mélange entre réalité et fiction dont les frontières ont été tellement gommées que j'ai fini par me demander à quel moment s'arrête l'une et commence l'autre. Car le twist narratif s'appuie effectivement sur l'un des éléments de la biographie de Berta. de cette plongée dans l'histoire à travers le prisme d'un mouvement artistique qui trouve ses moyens d'expression à travers différents procédés et qui ont révélés des personnalités uniques, qui ont marqué l'histoire à leur façon est en effet liée aux évènements vécus par Milena. Cette nouvelle performance artistique essentiel met en évidence le passé par la force d'une personnalité telle que celle de Berta, le présent reste tout de même en première ligne, le choix du titre
le saut d'Aaron va dans ce sens-là.
Au-delà de cela, l'auteure aborde à travers la relation de Milena et d'Aaron une question à laquelle il n'y a pas de réponse vraiment satisfaisante, à savoir comment aujourd'hui aborder et raconter la Shoah. Certainement pas, c'est certain, par des comparaisons infâmes avec la campagne de vaccination du moment, mais le rire de ces rescapées de Terezin qui se finissent par se retrouver après tant d'années à l'évocation de leurs souvenirs communs heurtent autant un Aaron que la longue litanie de pleurs de Milena. Émoi débordant, colère, peine, l'auteure laisse ses personnages en proie avec la multiplicité de sentiments complexes que l'horreur de l'Histoire provoque.
Ce roman aux multiples facettes dessine des ponts entre le passé et le présent à travers l'histoire sémite entachée encore aujourd'hui d'une malédiction qui les laissent englués dans des conflits interminables. Mais aussi à travers dont chacun vit et travaille à travers son art. Aaron n'a certes rien d'une Berta, femme indépendante et courageuse, artiste revendiquée, mais il a sa façon bien à lui de voir le monde, révélé par l'objectif de sa caméra, et de vivre une guerre différente mais toute aussi destructrice et dont les enfants ne sont pas davantage épargnés.
Ce premier titre de la rentrée littéraire combine tout ce que j'aime : une vision historique de cette Europe Centrale tellement riche, la destinée d'une artiste hors norme, la vision d'une République Tchèque moderne et enfin cette mémoire de l'Holocauste qui se transmet de génération en génération, vécue sous le signe du rire pour certains, de la colère pour d'autres.
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