Certains prétendent détester leur enfance, Louis M., lui , l'aimait plus que tout.
Ce qu'il aimait, ce n'était pas tant l'enfant qu'il avait été que "l'état d'enfance".
Avec « Le stade du miroir » (de Lacan), j’allais un peu plus loin dans la même direction : le Moi était une instance imaginaire, une fiction, quelque chose comme un assemblage hétéroclite d’identifications auquel, sans jamais y parvenir, chacun s’efforçait de donner une unité. Vaine synthèse. Mais ce qui me gênait chez Lacan quand j’assistais, semaine après semaine, à son séminaire du mercredi à Sainte-Anne, c’est qu’il ne paraissait pas, lui, tenir son Moi pour si imaginaire que ça ! Il exhibait son col Mao, son cigare torsadé, il alternait savamment soupirs et provocations adressées à son auditoire, nous entraînait dans la spirale de sa parole en perpétuel suspens. Tel un acteur, il captivait son public. La plupart d‘entre nous étaient séduits, d’autres littéralement fascinés. Nous étions son miroir complaisant.
Sartre, lui, en imposait d’une autre manière. Sa parole était tranchante, sa pensée affirmative. Pas comédien pour un sou, le petit homme, à l’opposé du grand Autre. Aucun souhait de se faire des disciples qui deviendraient bientôt des perroquets. Mais, même s’il a déclaré souvent vouloir penser contre lui-même, ce qu’il pensait dans le temps où il le pensait avait valeur de certitude, n’entamait pas sa force persuasive. Avatar du « Cogito » cartésien : je suis, moi, Sartre, donc je pense. Je n’arrête pas de penser, je n’arrête pas d’écrire.
Caspar David Friedrich (peintre)
Que regardent-ils, cet homme vêtu de noir, ce moine face à la mer ou cet homme et cette femme embarqués sur un voilier qui les emportera ailleurs, un ailleurs qu'ils ignorent mais auquel ils aspirent tout comme cette jeune femme face à une fenêtre ouverte ?
Ils nous tournent le dos et nous, spectateurs des tableaux sommes appelés à voir ce qu'ils regardent .
Non, ils ne regardent pas, ils contemplent, et ce par là même nous invitent à la contemplation :
"Ferme l'œil de ton corps pour d'abord voir ton tableau avec l'œil de l'esprit".
On dit que le rêve est un enfant de la nuit.
Il est l'enfant de la nuit des temps.
L'origine est un "avant" qui n'aurait pas "d'avant" et engendrerait (j'emploie ce mot à dessein) une succession "d'après".
Seul, sans doute le traducteur de poésie - de là sa souffrance face à l'impossibilité de la tâche - sait que tous les mots d'une langue sont maltraités par le passage, par la mutation d'une langue à une autre.
Le traducteur peut bien conserver le sens des mots, alors réduits à des signes, mais il en perd la sonorité, la résonance qui étaient les leurs dans la langue d'origine.
Il perd la chair des mots et leur âme.
L'oeil de l'esprit est absent des "foires". Il va de pair avec la solitude, le silence. Il est associal comme le rêve, comme le geste du peintre, et comme nous durant le temps de la lecture, cette parenthèse heureuse où nous oublions l'heure. Cet oeil là nous invite à regarder ailleurs.
Ce monde que nous n'avons pas créé, il ne nous reste qu'à le contempler pour tenter de nous unir à lui dans sa radicale étrangeté
Et maintenant, c’est maintenant. Et maintenant, c’est aujourd’hui, hier et demain. Nous autres, humains, nous ressentons et croyons que le temps passe, nous prétendons qu’il s’écoule trop vite. Mais le Temps (avec une majuscule) ignore qu’il passe, il est immobile, il n’a pas d’âge.
J’ai comme chacun de nous tous les âges si je cesse de découper le Temps.
Pour conclure ces mots de Friedrich que ne désavouerait pas Jean Clair :
" Les salles de musées sont à présent considérées comme des foires où, en passant, on juge et on blâme des marchandises nouvelles ; alors qu'elles devraient être des temples".