Il est absolument impossible de vivre sans oubli.
(Nietzsche, Considérations inactuelles)
Toute mémoire est sélective.
Les souvenirs, à commencer par les souvenirs d'enfance, sont toujours plus ou moins reconstruits, déformés.
Nous les entretenons avec soin, nous y tenons comme à des êtres aimés.
Peu importe qu'ils soient ou non des fictions, tant ils sont précieux.
Ils sont la preuve de notre singularité : à chacun ses souvenirs, ils ne se partagent pas.
Un débat n'est jamais qu'un échange d'arguments.
Les miens sont de peu de poids. Que m'importe !
Je continuerai à croire, non pas à croire, mais à ressentir que c'était mieux avant, ou plutôt à garder, insistante en moi, la question : " c'était quand déjà ? le jour où ...".
Quand le facteur ne s'appelait pas "préposé", l'instituteur "professeur des écoles, les hommes et femmes de ménage "techniciens de surface", l'épicier arabe du coin "commerçant ethnique de proximité".
Dans nos rêves nos amis disparus nous murmurent : « Ne nous abandonne pas », « viens vite nous rejoindre ». Ils nous reprochent de les avoir mal aimés, de les avoir laissés tomber dans l’oubli. A leurs yeux, nous sommes toujours coupables de leur survivre. Ils nous poursuivent, parfois nous hantent comme des fantômes. Ils sont notre remords et nos juges. Ils nous font honte. Rarement, ils nous consolent ou nous remercient. En revanche, ils prennent un malin plaisir à nous montrer la vanité de notre affairement, l’inconsistance de nos vies dont nous avons pu croire qu’elles étaient bien remplies. Ils rendent dérisoires nos succès, ravivent nos échecs, nos humiliations, mettent au présent nos lâchetés passées. Ils nous signifient, ces revenants, ces poursuivants, ces visiteurs inattendus de nos rêves nocturnes, qu’Adieu est bien le dernier mot, le seul mot qui dise tout.
A ce Je insaisissable, toujours prêt à s’effacer, à s’évanouir, mais actif, à ce Je excentré – il n’est pas un centre mais une source – j’ai donné un nom, l’infans : à celui, à ce qui n’a pas de nom.
Ma mémoire serait-elle une plaque photographique où l'éphémère et l'intemporel ne font qu'un? où l'absence n'est pas l'opposé de la présence? (p.31)
Avant, pour tout un chacun, c’est son enfance. Qu’on y voie le temps d’un vert paradis ou qu’on la dénigre comme Sartre dans Les Mots, qu’elle soit l’objet d’une nostalgie ou qu’on se réjouisse d’en être sorti, tel le prisonnier délivré de sa cellule, tant elle fut malheureuse, on ne se lasse pas de l’évoquer, cet âge-là, de s’en remémorer les moments précieux, comme s’il y avait en lui quelque chose d’inoubliable qui aurait façonné notre futur en y laissant à jamais sa marque.
Pour certains – j’aimerais être du nombre – écrire a pour source l’insistant désir de faire parler l’infans afin de s’approcher au plus près de notre aphasie secrète.