Lire n'est pas toujours de tout repos. Pour les amateurs de "roman à tiroirs, "Le
Manuscrit trouvé à Saragosse" en est non seulement un exemple classique et reconnu dans toute l'Europe, mais il est aussi un véritable labyrinthe ou kaléidoscope où les histoires et les destinées se croisent, se reflètent et s'imbriquent les unes dans les autres. Passionnant donc.
Arrivé en Espagne pour devenir capitaine des Gardes wallonnes, le jeune Alphonse van Worden est entraîné dans une étrange aventure, qui prendra l'allure d'une épreuve initiatique. Pendant les deux mois qu'il passe dans la chaîne des Alpujarras, plusieurs personnes lui racontent l'histoire de leur vie, où interviennent les narrations que leur ont faites d'autres personnes qui relatent à leur tour les récits qu'elles ont entendus… et ainsi de suite jusqu'à une quintuple mise en abîme. Ce livre est une somme romanesque de tous les genres : roman picaresque, histoire de brigands, roman noir, conte fantastique, roman libertin, conte philosophique, histoire d'amour, toutes ces formes s'entrelacent en un ballet féerique parfaitement réglé.
Or cette complexité n'est pas gratuite : le texte devient le miroir d'un univers à perspectives multiples, où coexistent des systèmes de valeurs, des conceptions religieuses et philosophiques, des sentiments d'honneur apparemment incompatibles. le livre se présente donc non seulement comme la somme de tous les savoirs et de tous les faits du monde, mais aussi comme la somme de tous les mondes possibles.
Mais l'histoire de ce livre est déjà un roman digne de ce nom. Un chercheur du CNRS a mis vingt ans avant de reconstituer le livre tel qu'il apparait aujourd'hui, retrouvant deux autres versions enfin éditées. Ecrite en français par un polonais le comte Potocki, le livre tel qu'il existait jusqu'en 2007, apparaissait aux yeux du chercheur comme un bricolage. Potocki s'était suicidé avant l'édition de son livre. " À sa mort , sa veuve et ses deux fils ont hérité de ses écrits, explique
Dominique Triaire. Mais ce partage fut hâtif et les nombreuses pages simplement distribuées en trois tas. " Celui du fils ainé arriva dans les archives de Poznan, et fut classé par un archiviste peu enclain à traduire le français, sous le nom de "décameron". « J'ai compris qu'il s'agissait des documents que je cherchais, car le roman de Potocki est conçu par “parties” de dix journées, c'est-à-dire en… décaméron. » le second "tas" fut retrouvé dans une banque espagnole en guise de règlement de quelques dettes. le dernier à Moscou. Fallait-il ensuite reconstruire le livre, et son histoire. Potocki avait en fait ré-écrit trois versions du même roman. " Ce n'est tout simplement plus le même roman. Certains personnages ont disparu, notamment le juif errant, dont l'histoire fait courir l'oeuvre sur plus de deux mille ans ! commente
Dominique Triaire. Dans la troisième version, Potocki veut son oeuvre plus limpide, les histoires sont moins enchâssées." Perdue, retrouvée, accommodée selon les éditeurs, cette légende littéraire connut un destin à l'image de ce qu'il raconte : un enchantement.. Il existe aussi un film qui est dans la pochette du livre, dont je laisse ici un extrait