Le chef n’est pas là, les souris dansent : sans la vue, l’odorat et l’ouïe se libèrent. Tenir une heure quinze. Imaginer le visage de la chanteuse, vivre en creux la mise en scène, s’interroger sur le travail d’un critique d’opéra si celui-ci s’abandonnait à la même expérience que moi. Ravaler un ricanement.
La maladie génétique, transmission de patrimoine non notariée. Le glaucome me rattache à mon père et à ses ascendants écossais, portugais et nivernais aussi sûrement qu’une terre ou un patronyme. Le glaucome me diminue mais certifie mon appartenance.
L’expression « y tenir comme à la prunelle de ses yeux » a pris tout son sens en 2017, lorsque mon glaucome s’est brutalement aggravé, et que j’ai décidé de tout mettre en œuvre pour retarder la perte de la vision.
Voir comme on respire est un souvenir. Voir relève du sursis. Voir est devenu une hygiène de vie, une anxiété permanente, un combat, un sujet de réflexion, et peut-être la borne au-delà de laquelle il me sera difficile de continuer à vivre.
Une aveugle ne vérifie pas son apparence toute seule, il lui faut une traduction, le regard d’un autre. L’image de soi dépend de l’autre, devenant une sorte d’élaboration fictionnelle sur laquelle l’aveugle n’a aucun contrôle. Cette déperdition de sa propre image est-elle supportable ? Miroirs humains, oracles sortis d’une féerie à la Cocteau, miroirs tout-puissants dont la bonté est impossible à garantir, réfléchissez bien à votre responsabilité.
Nous ne sommes plus seuls, ce que je fixe et moi. Un intrus s’est glissé, et ce parasite qui altère, pollue tout ce que je regarde, c’est l’ombre portée de mon glaucome.
La vue va de soi, jusqu’au jour où quelque chose se détraque dans ce petit cosmos conjonctif et moléculaire de sept grammes, objet parfait et miraculeux, nécessitant si peu d’entretien qu’on le néglige.