L'Anglais Alistair Cox était jusqu'alors le plus grand horloger et constructeur d'automates que le monde ait jamais connu. Mais c'est aujourd'hui un homme brisé : maître des horloges mais non pas maître du temps, il n'a pas su retenir la vie d'Abigaïl, sa fille chérie, décédée de la coqueluche à l'âge de cinq ans… et le temps depuis sa mort, deux ans auparavant, continue à s'écouler, ironique, inutile et indifférent, tandis que son épouse, une femme-enfant de trente ans sa cadette et désormais mutique, l'a rejeté et s'est enfermée dans sa solitude et son chagrin.
A l'autre bout du monde, en Chine, dans sa capitale de Beijing, l'Empereur despote Qianlong qui se fait appeler “le Très-Haut”, “Seigneur des Dix Mille Ans”, “Fils du Ciel et Seigneur du Temps” inflige sa toute-puissance capricieuse et cruelle à ses sujets. Comme beaucoup de despotes ivres d'eux-mêmes et de leur pouvoir, la finitude inévitable du temps humain et l'implacable écoulement des jours contrarient fortement Qianlong qui rêve, comme bien d'autres avant lui, d'un temps à sa mesure - et à sa démesure - rythmé, apprivoisé, dompté peut-être par l'horloge des horloges : le mécanisme miraculeux, prodigieux et surnaturel, capable de capturer la nature-même du temps, sa quintessence, de réguler son cours et d'ouvrir à son détenteur la porte d'une possible éternité.
Raison pour laquelle l'Empereur a invité Cox, le maître des horloges, à le rejoindre en ses terres lointaines, avec son associé - Joseph Merlin - et ses assistants ; raison pour laquelle ils ont traversé la moitié du monde afin de concevoir pour Qianlong, au péril de leurs vies, un fabuleux mécanisme horloger susceptible de moduler, sur la partition infinie du temps, des pulsations nouvelles et subtiles exprimant aussi bien le temps subjectif d'un enfant à l'orée de ses jours que celui d'un condamné à mort à quelques heures de son exécution… et, bien plus encore, de créer, dans le temps objectif, le mouvement perpétuel, “une horloge pour l'éternité”.
Dans le secret de la Cité interdite où d'innombrables horloges solaires, d'eau et de sable dictent chacun des actes de ses habitants ; dans ce “monde soumis à des règles immuables” où l'ordonnancement de chaque seconde revêt une importance extrême ; au coeur de cette enceinte qui est tout entière “comme une gigantesque horloge de pierre maintenue en mouvement non par une pendule mais par un coeur invisible” - Cox, aidé de ses assistants, saura-t-il satisfaire à l'extravagant caprice de l'Empereur et, dans le même temps, résister à la pulsion de nostalgie érotique que suscite en lui la concubine interdite et par là-même dangereuse de l'Auguste, une femme-enfant qui lui rappelle douloureusement son épouse et sa petite fille perdues ?
Avec "
Cox ou la course du temps",
Christoph Ransmayr nous propose un très beau conte philosophique, une méditation sur le temps, sa mesure et son impossible maîtrise, sur le pouvoir également, ses excès et ses limites, sur la solitude, la perte, la passion et la mort. Écrivain-voyageur, il nous entraîne dans la Chine du XVIIIe siècle, mêlant réalité et fiction pour dépeindre en une fresque somptueuse un univers exotique et dépaysant, un monde asiatique totalitaire aux moeurs cruelles, étranges et terrifiantes, et brosse le portrait d'un dictateur à la toute-puissance dérisoire que l'écoulement obstiné du temps réduira fatalement en poussière et celui d'un maître-artisan de génie au destin singulier, passionné par son art qui est aussi sa seule consolation.
L'excellent travail de traduction de
Bernard Kreiss laisse par ailleurs deviner au lecteur francophone une écriture originale d'une grande beauté chez cet écrivain que je ne connaissais pas et qui est, paraît-il, l'une des plus grandes voix de la littérature autrichienne contemporaine. Une excellente découverte et assurément, pour moi, une belle lecture.
[Challenge MULTI-DÉFIS 2019]