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Critique de Fabinou7


L'écrivaine et poète suisse romande Grisélidis Réal est peu à peu redécouverte, l'écrivaine Nancy Huston a récemment préfacé sa poésie rééditée. Elle eut accès, dans les années soixante-dix, à une petite notoriété du fait de son militantisme pour ce qu'on appelait alors la “révolution des prostituées”.

“La Prostitution est un Art, un Humanisme et une Science.” La prostitution est pour elle à la fois un fardeau et un sacerdoce. Tour à tour gémissant sous les violences des maquereaux, de certains clients et des dames patronnesses, et revendiquant l'atteinte d'un état quasi mystique dans l'éternelle succession étourdissante des étreintes anonymes.

Anonymes dîtes-vous ? Pas tout à fait… du moins plus depuis la publication du Carnet de bal de Réal en 1979, comprenez la liste des clients rencontrés. Rompant avec la promesse de discrétion, Grisélidis expose ses clients au risque d'être reconnus et agace ses consoeurs en dévoilant ses tarifs…

C'est donc un répertoire alphabétique de sa clientèle, à usage professionnel et incidemment littéraire, quasi exclusivement masculine, avec quelques menus détails, sans pudeur, sur les pratiques, sur la physionomie, et quelques penses-bêtes à faire ou ne pas faire pour les prochains rendez-vous, avec parfois des noms savants de pratiques amoureuses qui prêtent à sourire (“fourmis japonaise” ? position dite du “duc d'Aumale” ? Vous ferez vos petites recherches…) et des onomatopées sans équivoques “pouah!”; “sympathique” et, assez rare semble-il pour être souligné “normal”.

C'est surtout le ressenti de Grisélidis qui intéressera le lecteur, sur la personnalité du partenaire, le manque de tact, d'empathie, la pénibilité de l'heure passée ou au contraire le charme, la pitié, la discussion, l'agacement ou la séduction qu'exerce tel ou tel client sur elle. Elle a une facilité d'écrivaine à croquer sur le vif d'un trait ou deux, l'esquisse d'un rendez-vous érotique, elle en dit beaucoup en peu de mots…

“Tant chevauché sur mes délires
Tant respiré l'embrun des pleurs
Tant mordu le fruit des désirs”

Ces morceaux d'intimité révélés, ont valeur de témoignage sur un quotidien que Grisélidis Réal ne considère pas plus aliénant qu'un travail à l'usine. Dans la préface, et dans le recueil de textes qui suivent le Carnet de bal, elle vilipende ses détracteurs que la morale “étouffe” et revendique, pour celles qui le choisisse en toute indépendance souligne-t-elle fermement, l'exercice libre d'un métier “de compassion, d'élégance, de connaissance durement acquise de l'âme et du corps humain.”

On se gardera bien d'initier ici un débat sur la prostitution ou sur l'assistance sexuelles aux personnes handicapées ni même sur l'aliénation que n'importe quelle condition de dépendance économique induit, mais quelques mots tout de même : les propos de Réal sont intéressants mis en perspective avec la réflexion du philosophe français Ruwen Ogien, spécialiste de l'éthique. Dans son ouvrage le Corps et l'Argent, le philosophe s'interroge sur ces interdits de notre société (prostitution, vente d'organes et gestation pour autrui notamment) et relève, en écho avec le constat de Grisélidis Réal que “la plupart des arguments niant la possibilité de considérer la prostitution comme un métier sont paternalistes : ils ne tiennent pas compte du point de vue des principaux concernés”, ajoutant que “revendiquer la liberté de se prostituer, c'est aussi défendre la liberté de ne pas se prostituer et donc rejeter toutes les formes avérées d'esclavage sexuel.”

Il n'empêche qu'il semble difficile de considérer, au moins socialement, la prostitution comme un métier banal, la philosophe et désormais académicienne Sylviane Jospin-Agasincki, ex-compagne du philosophe Jacques Derrida, depuis longtemps engagée dans ces questions éthiques et mettant en lumière les logiques libérales-capitalistes sous-jacentes à la marchandisation du corps ou de ses produits, soulignant dans un débat radiophonique qu'aucun parent ne souhaite pour sa fille qu'elle exerce le “métier”.
Et les hommes dans tout ça ? Les féministes ne sont pas toutes d'accord, une autre philosophe, femme de politique également, Élisabeth Badinter s'insurgeait quant à elle contre la "pénalisation des clients" qu'elle jugeait une tartufferie contraire à la liberté des femmes, mais aussi à l'objectif affiché de lutte contre le trafic.
Du reste, dans leurs cohérences parallèles, les deux intellectuelles de gauche s'opposent encore au sujet de la gestation pour autrui.

Toujours à propos des hommes, on pourrait ajouter que derrière le malaise politique que suscite la prostitution aussi bien à gauche qu'à droite, c'est aussi l'ombre du patriarcat qui rode, une femme est une “putain”, un homme “un gigolo”, quand les rôles sont inversés ça prête presque à sourire, ça sonne presque bien, le genre Don Juan dont on tombe amoureuse (ou amoureux) dans des comédies romantiques hollywoodiennes ou des feuilletons de l'après-midi, bref c'est toujours l'homme qui a le contrôle de la situation, de sorte que ce n'est pas forcément le fait d'être travailleuse du sexe qui pose problème mais les conditions “patriarcales” dans lesquelles les femmes sont forcées d'exercer et les représentations mentales de la société à leur encontre… le nombre de femmes un jour qualifiées de “pute” débordant je crois très largement la population des professionnelles du sexe…

"Ma liberté m'éclate dans les doigts comme une lourde grenade pleine de fric."

A lire si on veut entendre une voix, que dis-je une gouaille (on trouve quelques interviews accordées par l'écrivaine sur internet), sans doute urticante mais farouchement libre, définitivement affranchie, singulière et solidaire, loin des frileux et discrets débats de nos temps, qui laissent hypocritement pourrir une situation révoltante et désespérée pour tant de personnes victimes soit de la répression légale lorsqu'elles veulent exercer leur métier, les poussant vers toujours plus de précarité matérielle et sécuritaire, soit, bien plus nombreuses encore, les victimes des réseaux de traite des êtres humains pour qui en dépit de toute la sévérité morale affichée, rien ne change, et Ruwen Ogien de s'interroger : “On peut aussi se demander si les solutions proposées ont le moindre rapport avec le problème publiquement soulevé. Est-ce vraiment pour mettre fin à l'esclavage sexuel international que la police fouille, à Paris, les sacs des personnes présumées prostituées pour confisquer leurs préservatifs ?”

“Soupirs et râles étranglés
Les caresses des mots derniers
Quand l'orgasme s'en vient mourir
La volupté enfin se tord
Et vient se coucher sur nos corps”

Mais surtout, à lire si l'on s'intéresse à l'oeuvre de Grisélidis Réal qui a fait d'elle-même sa propre héroïne et sa muse, et on a ici un matériau brut et un peu l'ossature à partir de laquelle elle tisse sa toile poétique, tirée d'une histoire vraie…

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