Citations sur La nuit de Lisbonne (27)
La journée s'annonçait splendide. Le soleil n'était pas levé encore, mais déjà les senteurs marines se faisaient plus intenses. Des chats rôdaient, et quelques fenêtres exhalaient le parfum du café, mêlé à l'odeur de la nuit et du sommeil. Toutes les lumières étaient éteintes. Un chariot invisible passa avec fracas, à quelques rues de là. Les barques de pêcheurs fleurissaient comme des nénuphars jaunes et rouges sur les eaux mouvantes du Tage. Au loin, dans sa pâleur silencieuse, reposait le bateau, l'Arche du dernier espoir. Nous nous en rapprochions, en descendant pas à pas.
- Le bonheur, dit Schwarz, le bonheur vu avec quelque recul, se rétrécit comme un mauvais tissu au lavage.
Jamais le monde n'apparaît plus beau qu'à l'instant où l'on va être incarcéré. C'est le moment de l'adieu. Si seulement nous étions toujours conscients de cette beauté! Peut-être le temps nous en manquerait-il. Et la sérénité.
Lisbonne, de jour, a quelque chose de naïvement théâtral, qui ensorcelle et qui captive; la nuit, avec ses terrasses, elle ressemble à un décor de féerie. C'est une cité de rêve dans sa robe d'apparat, qui, semblable à une jolie femme, descend posément, parée de mille diamants, vers son amant nocturne.
Je quittai le pont, puis je marchai de long en large dans les allées obscures des anciennes fortifications. Le parfum des tilleuls devenait intense et la nuit déversait de l'argent sur les toits et sur les tours.
A ma droite, dans l'ombre, se dressait l'hôtel de ville. Un reflet de lune éclairait uniquement les visages de pierre des statues. Sur l'escalier, au-dessous d'eux, avait été lue en 1648 la proclamation annonçant la fin de la guerre de Trente Ans. En 1933, c'était l'avènement du "Reich millénaire" qui avait été proclamé. Vivrais-je assez longtemps pour entendre annoncer sa chute? L'espoir était minime.
J'atteignis le Rhin, qui, à cet endroit, est près de sa source, et peu large encore. Je me dévêtis, fis un baluchon de mes vêtements, pour pouvoir les tenir au-dessus de ma tête. Ce fut une curieuse sensation, que celle de l'eau sur mon corps nu. L'eau était froide, noire, étrangère; on aurait dit un plongeon dans le fleuve Léthé, où l'on boit l'oubli. Ma nudité aussi devenait symbolique.
L'aryen blond n'est qu'une légende. Voyez Hitler, Goebbels, Hess et les autres membres du gouvernement. Ils ne sont tous que les produits de leur propre illusion.
Chose curieuse que la supériorité physique. Elle est ce qu'il y a au monde de plus primitif. Elle n'a rie de commun avec la virilité ne avec le courage. Un révolver aux mains d'un infirme la réduit à néant. C'est une affaire de muscles et de poids. Malgré cela, il est humiliant de se heurter à cette force brutale. Chacun sait que le courage est ailleurs, et que le paquet de chair qui vous provoque s'effondrerait lamentablement au l'instant de l'épreuve. Malgré cela, nous cherchons des explications boiteuses, des excuses superflues, et nous nous sentons misérables à l'instant où nous refusons des coups qui feraient de nous des infirmes. N'est-ce pas ainsi?
... un été c'est bien court ! Et la vie est courte... Mais qu'est-ce qui les rend courts ? La conscience que nous avons de leur brièveté ! Les chats ignorent que leur existence ne dure pas. Les oiseaux, les papillons, le savent-ils ? Non pas ! Ils se croient éternels car nul ne leur a dit le contraire. Pourquoi nous l'a-t-on dit à nous ?