Adrien avait conduit durant tout le trajet, comme elle n’avait que dix-sept ans et pas le permis, forcément.
Ils s’étaient arrêtés pour faire le plein, avaient mangé dans le fast-food de la station-service. S’étaient défoulés comme des gamins, avaient ri, fait la course. Fait l’amour ; deux fois, dans un endroit boisé et reculé de l’aire. Avec appétit, avec un désir exacerbé par le risque d’être aperçus, de braver encore un peu plus l’interdit. D’être enfin tous les deux, délivrés des contraintes et du poids des familles, pendant cet intermède dont ils ne savaient combien de temps il durerait.
Adrien et elle étaient arrivés dans la Drôme en fin d’après-midi, alors que le crépuscule empourprait déjà l’horizon. Ils avaient roulé pendant sept heures depuis la banlieue parisienne, avec la musique à fond et habités d’un sentiment de liberté qu’elle n’avait jamais éprouvé et qui s’apparentait à l’euphorie.
Ils avaient beau avoir tchatté pendant un nombre incalculable d’heures, elle avait beau lui avoir confié des milliers de détails sur sa vie, sur ses troubles, sur ses problèmes relationnels avec sa mère et sur son envie de fuir, il avait beau l’avoir écoutée, conseillée, s’être livré lui aussi, Ambre s’aperçut à son contact qu’elle ne le connaissait pas vraiment.
Ce même malaise, Ambre le ressentit dès les premières minutes où elle rencontra Baptiste Rivoire. IRL, selon l’expression utilisée sur Internet : in real life. Après des mois d’échanges sur MSN, un logiciel de messagerie instantanée en vogue à cette époque. Baptiste n’avait pas menti sur son âge : vingt-cinq ans. Ni sur l’endroit où il habitait : une grande bâtisse de deux étages qu’il avait héritée de son grand-père, entourée d’un immense terrain boisé semblant perdu dans les profondeurs de la Drôme. Physiquement, il était bien le même que sur les rares photos qu’il lui avait envoyées et elle reconnaissait sa voix, pour avoir déjà parlé avec lui au téléphone. Néanmoins, elle éprouva quelque chose de différent à son contact, une sensation déplaisante, à laquelle elle ne s’attendait pas. Dans ses regards fuyants, contrastant avec une certaine arrogance. Dans ses postures. Dans ses silences alors qu’elle s’adressait à lui.
En faisant part de ses interrogations à celui qui était à l’époque son beau-père, Ambre s’était attendue à ce qu’il ne la prenne pas au sérieux, à ce qu’il dédramatise… Pourtant il l’avait écoutée attentivement et lui avait répondu qu’elle pouvait avoir raison et que lorsqu’on avait cette sensation étrange, c’était généralement fondé. Il lui avait appris ce principe clinique selon lequel les pervers jouissent de provoquer une gêne chez leur interlocuteur. Et avait ajouté que sans tomber dans la méfiance excessive, sans devenir paranoïaque, bien souvent il fallait écouter son instinct…
Le pervers jouit du malaise qu’il produit chez l’autre. »
Ambre se souvint d’une discussion qu’elle avait eue avec Guillaume, l’ancien compagnon de sa mère, quelques années auparavant. Comme il exerçait en tant que psychologue, Ambre s’était confiée à lui au sujet de l’un de ses professeurs, au contact duquel ses amies et elle ressentaient un malaise… Aucun abus n’était heureusement à déplorer, toutefois il se dégageait de cet enseignant une impression désagréable lors des tête-à-tête avec lui. Au détour de certaines questions prétendument bienveillantes ou lorsqu’il les dévisageait, et ce malgré des sourires doux.