Nadja prenait des trains, dormait dans des hôtels, s’asseyait derrière les stands et les piles de livres, mais ce n’était pas elle. Elle se quittait, elle quittait sa vie sur les quais des gares, elle s’éloignait et s’oubliait.
Parfois, Patrick regarde Nadja dans les yeux, comme s'il y cherchait quelque chose. Rien à voir avec le regard d'un homme qui s'abandonne à la chute amoureuse, non, il essaye de décoder un mystère. S'il savait, pense Nadja, à quel point il n'y a pas de mystère, à quel point c'est seulement du vide.
- D'accord, mais es-tu heureux ? elle a insisté.
- Le bonheur, je ne sais pas si ça existe vraiment, autrement que comme quelque chose de fugace et fugitif.
Lorsqu'elles se quittaient à la fin de l'été et que Nadja pleurait, nonna Giulia lui disait que c'était une bonne chose que le fait qu'elles allaient se manquer durant l'année scolaire, qu'un être qui nous manque, c'est un être qui compte et que c'est beaucoup mieux que de n'avoir été touchée par personne.
"Nous sommes heuruex", comme si le bonheur ne pouvait exister qu'en étant partagé, qu'il fallait être plusieurs pour pouvoir en profiter.
Nonna Giulia avait balancé bouées et flotteurs à la poubelle, ressorti son vieux maillot à carreaux bleus qui devait dater des années 1960 pour apprendre à nager à sa petite fille. Lorsque Nadja buvait la tasse, sa grand-mère riait et disait "C'est bien, comme ça tu apprends de l'intérieur."
A quinze ans, Nadja avait eu l'impression d'aller à sa propre rencontre, dans ce mélange d'excitation, de rage et d'apathie propre à l'adolescence. Puis les choses s'étaient enchaînées comme elles s'étaient enchaînées, l'excitation et la rage avaient pâli, l'apathie avait pris toute la place, d'autres avaient commencé à décider pour elle, ses parents d'abord, puis le docteur Cohen, puis Paul, et elle avait tout le temps froid, elle avait tout le temps peur, elle s'était mise à tout oublier, tout sauf ce dont on lui avait interdit de se souvenir. (p.30)
Parfois, Nadja imagine un monde en sucre, un monde qui sous la pluie deviendrait sirop et se désintégrerait, mais tout doucement, une vie qui pourrait fondre et disparaître, mais sans violence, en silence, tout doucement. Parce qu'il en serait mieux ainsi.
Il faut faire confiance à la vie, elle finit toujours par poser les choses là où elles doivent être.
Sa mère lui avait légué la peur de tout. Sa grand-mère lui avait offert la joie.