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EAN : 9782369563204
272 pages
Editions Intervalles (19/08/2022)
3.63/5   27 notes
Résumé :
Belgrade, années 1970. Milena, une jeune scénariste, entame une relation épistolaire avec Sam, l’un des deux Américains qu’elle a rencontrés lors d’un séjour à Paris. Berlin, années 1930. Clara, fille unique d’un couple d’avocats juifs et Lily, sœur aînée d’une famille ouvrière, se rencontrent et tentent de s’aimer. France, 2020. En plein confinement, une romancière parisienne endeuillée reçoit une cantine remplie des lettres de Milena. Sonia Ristić, par son ta... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
Un véritable coup de coeur pour ce roman pas comme les autres. Dès le début, je suis rentrée dans le récit de cette autrice serbe née en 1972. Ce triptyque, comme l'indique le titre, raconte trois histoires, trois lieux, trois époques. La première commence par un récit épistolaire unilatéral entre Milena habitant à Belgrade et Sam vivant aux États-Unis qui se sont rencontrés à Paris. Cela se passe dans les années 70..A travers les lettres de Milena, nous apprenons l'histoire de l'ex- Yougoslavie dirigé par Tito, mais aussi une certaine façon de vivre. Son père ayant une maladie psychiatrique est rapidement isolé..Une visite à l'hôpital, lui permet de rencontrer Madame Lily, une patiente, toujours coquette, et qui lui raconte sa vie berlinoise dans les années 1920, notamment la rencontre très forte avec Lily. Milena, écrivaine en fera une novella et constituera le deuxième récit de ce roman. La troisième partie, Ana, à Paris dans les années 2020, recevra les lettres de Milena dans une lunch box. Elle se demandera pourquoi est-elle destinataire de ce colis, mais trouvera beaucoup de points communs avec Milena.
Ce que je trouve formidable dans ce triptyque, c'est le lien entre les trois histoires. On passe de l'une à l'autre sans difficulté. L'amour est le thème central, mais les trois récits s'imbriquent bien les uns aux autres.
Un livre qui n'a pas eu beaucoup de retentissement pour cette rentrée littéraire de septembre 2022 et c'est bien dommage.
J'espère vous donner l'envie de lire ce petit bijou.
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Toutes les femmes de sa vie

Dans ce triptyque Sonia Ristić raconte les vies de Milena, de Clara et d'Ana. Trois femmes et trois époques, mais aussi trois fragments d'une autobiographie subjective.

Le 14 juillet 1972 Milena admire le feu d'artifice à Paris en compagnie de Peter et de Sam. Ils sont tous les trois écrivains, eux aux États-Unis, elle à Belgrade et profitent de cette parenthèse enchantée pour faire connaissance. Après avoir passé une nuit avec Peter, qui voit cette relation comme un jeu, Milena passe dans les bras de Sam. À compter de ce séjour en France, ils vont entretenir une correspondance intensive. Ce sont les lettres de Milena à Sam qui composent la première partie de ce triptyque où l'humour le dispute à l'émotion, sur fond d'anticommunisme primaire. Mais il est vrai que le rideau de fer continue alors à séparer l'est de l'ouest, rendant les relations d'une partie du globe à l'autre très difficiles.
Encore plus difficile est la situation des juifs en Allemagne à la fin des années 1930. C'est dans la capitale du Reich que vit Clara, fille d'un couple d'avocats juifs. Pour eux, la situation va devenir intenable, voire désespérée. Et Clara, qui est amoureuse de Lily, semble vouloir éluder la réalité au bénéfice de sa passion. Jusqu'au jour où les parents disparaissent, ou Lily n'est pas au rendez-vous quand il s'agit de fuir. Clara se souvient de la France où elle a été accueillie, d'avoir traversé la Suisse et de s'être retrouvée à Belgrade après avoir rejoint un groupe de partisans à Trieste.
Celle qui recueille ses confidences et cette histoire parcellaire est Ana, une écrivaine en mal d'inspiration. Elle a fait la connaissance de Clara dans l'asile psychiatrique où cette dernière est internée pour schizophrénie. Difficile alors de faire le tri entre vérité et affabulation. Mais elle sent qu'elle tient là un sujet de roman, d'autant qu'elle est en panne d'inspiration et vit une situation difficile, maintenant qu'elle a regagné la Serbie. Et qu'à nouveau les bruits de botte résonnent pour un conflit fratricide.
Finie la période bénie durant laquelle, elle a bénéficié d'une aide de l'État et a pu partir étudier dans un campus américain. C'est là qu'elle a rencontré Noah, qu'elle a entamé une liaison avec lui, se doutant qu'elle allait sans doute être éphémère.
Est-ce son amant américain qui lui a envoyé ce paquet contenant les lettres adressées par une certaine Milena à Sam? le doute n'est pas levé, mais cette correspondance pourrait sans doute aussi faire l'objet d'un roman...
Avec toute la subtilité démontrée dans son précédent roman traduit en français Saisons en friche, Sonia Ristić nous propose donc un triptyque rassemblant ces trois destinées. Trois manières de raconter la vie des femmes durant trois périodes distinctes, mais toutes trois confrontées à L Histoire en marche, aux bouleversements politiques et à des décisions personnelles qui font basculer leur existence. Faut-il fuir ou rester? Faut-il accepter la demande en mariage? Faut-il jeter des fleurs sur les chars qui partent vers Vukovar?
Avec cette déclaration d'amour à l'écriture, Sonia Ristić nous offre également des portraits de femmes libres, qui ont envie de choisir leur destin et qui entendent tracer leur propre voie et faire entendre leur propre voix.


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Dentelles et diapason, l'intimité aurore-boréale, il est des livres ainsi, plume majestueuse crissant sur le papier, prêt à naître, pour nous, rien que pour nous. Qu'il est lumineux ce livre, intime et secret. L'éclosion d'une littérature certifiée. L'heure est grande, noble, à l'instar d'une lettre que l'on déplie fébrilement.
Ce kaléidoscope dévoile trois pans de vies, de 1930 (Berlin) , 1970 (Belgrade) et 2020 (Paris). Croisements, voies de traverse, Sonia Ristic rassemble l'épars . On pourrait penser à des novellas, mais non. Dans l'intrinsèque des mailles, résurgence et le flux de conscience d'une autrice appliquée à tisser le langage et le silence. Avec une lucidité qui fait le charme des signes et des sens et des grandes importances. L'honneur aux femmes, à la capacité hors norme d'un libre-arbitre. S'attendre à la beauté de gestuelles et des sentiments. Sonia Ristic est douée, dévorée de compassion pour ses semblables. Transcrire ici, les tracés indélébiles, relier les fils, l'heure pleine de sève.
Belgrade, Milena, yougoslave sous l'ère de Tito, et Sam américain, vivent d'ubiquité, passerelle entre deux mondes, l'épistolaire est leur garde-fou. Elle est indépendante, intègre, déterminée, libre et amoureuse. Il est dans ce pragmatisme fait de virgules et de points. La relation toute de distance est néanmoins liante, confidente et rien n'est laissé de côté. On est en fusion dans les habitus, l'idiosyncrasie et les mouvances politiciennes et cet amour qui se construit au fil des jours. Il y a dans cet échange d'une rare constance, les frustrations du manque et pourtant la force intrinsèque des lettres est myriade en plein vol. D'aucuns, proches pourtant n'ont pas cette chance. Ici, les missives participent à l'envolée sentimentale, aux minutes arrêtées au cadran des délivrances. La séparation est travaillée en minutie.
« Ce ne serait pas une lettre digne de nous si elle ne contenait pas au moins un paragraphe de chamaillerie politique ! »
Sonia Ristic nous emmène alors à Berlin. Clara et Lily, Lily et Clara. La passion femme, canevas, l'amour plus fort que les peurs, la pureté des convictions. Deux femmes très jeunes qui s'aiment dans cette exclusivité d'une liberté de conscience, quasi avant-gardiste pour l'époque. Clara, fille unique de parents avocats côté ville. Lily, ouvrière à l'usine. Ce morceau d'architecture dévoile l'ère d'avant-guerre dans cette orée de suspicion, d'accablantes surveillances. L'Allemagne prend froid. Que vont devenir ces deux oisillons ? Sonia Ristic étincelle de force et de compassion pour les hôtes des pages. Qui de Lily ou de Clara la narratrice rend-elle visite au couchant de cette belle qui n'a plus toute sa tête. Et qui perçoit encore la lumière au travers des persiennes d'un amour infini.
« Qui est-elle Lily ? Je sens que tout est là. Moi, avant Trieste, dit-elle en baissant encore la voix, je m'appelais Clara. Clara Halbron. Je n'arrive pas à m'expliquer pourquoi je suis convaincue que cette polarité Lily /Clara, il y a ce que je cherche, sans même avoir su, quelques semaines auparavant, que je cherchais quoi que ce soit. »
Formidable écrin féministe, absolu et mémoriel. Rattraper le temps, le magnétisme, les amoureuses lianes, et cette nostalgie à fleur de peau. Comment peut-on écrire avec tant de maîtrise, d'altruisme et d'authenticité. Surdouée, Sonia Ristic est blottie dans l'ombre de ce grand livre, patiente et rigoureuse.
2020, et ses épreuves, et Sonia Ristic comble le vide des silences, de l'arrêt sur image. Dans cet hors temps où elle reçoit un jour certain une cantine gorgée de lettres. Quel est cet épistolaire qui s'octroie le passage ? Ici, tout tremble et se redresse. le confinement, et la gloire des intériorités. Milena ici, présente, dans cette malle empreinte d'écriture fébrile et survivante. le triptyque prend place. Tout est immensité et rémanence. Les lettres de Milena, formidablement maîtresse femme et rebelle, amoureuse libre immensément libre. Les liens sont des écritures ré mineur tout est à retranscrire pour le devoir de mémoire. Les lettres de Milena, clef de voûte, appel d'air, et bien au-delà le socle d'un chef-d'oeuvre inouï. Ce grand livre est le macrocosme et sa beauté est perpétuelle. Publié par les majeures Éditions Intervalles.
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Triptyque en ré mineur de Sonia Ristić paru chez les Éditions Intervalles en cette fin du mois d'Août, c'est un titre que j'avais repéré sur le fil Facebook de Maria Bejanovska, traductrice du macédonien en français, elle a par ailleurs traduit Mon cher mari de Rumena Buzarovska, publié chez Gallimard début septembre. Sonia Ristić est une auteure d'origine serbe, elle écrit en français, elle vit en France depuis près de trente ans. Le roman se scinde en trois temporalités : la première rapporte un échange épistolaire de façon unilatérale depuis la focalisation de Milena, belgradoise scénariste, et s'ancre dans les années 1970. La deuxième s'étale pendant les années de la seconde guerre mondiale. La troisième est le journal intime d'une auteure serbe, Ana, qui s'ancre dans cette nouvelle décennie du XXIe siècle, à Paris. La première et dernière parties enchâssent une deuxième partie, qui est la retranscription d'une novella inventée par Milena. Un roman qui semble s'annoncer comme le triptyque de la littérature, de la musique et de la peinture, rien de plus pour m'appâter.

Triptyque parce que c'est une oeuvre en trois parties. Triptyque parce qu'il y a d'abord une histoire d'amour qui transparaît de cette correspondance entre une Serbe et un Américain, Milena Djordjevic et Samuel Jacobs, auteurs tous les deux. Et en marge, mais toujours présent, il y a Peter qui complète le trio, ami et amant. Nous n'avons que les missives de Milena, nous devinons indirectement les réponses de son correspondant à travers ses textes à elle. La deuxième partie de ce triptyque est le fruit de l'écriture de Milena, un texte dans le texte, une Novella inachevée intitulée Lily Clara et que l'auteure apparente à la Symphonie n°3 de Gustav Mahler. Puis vient l'ultime partie, la seconde temporalité, issue de nos dernières heureuses années actuelles de Covid et de confinement, assimilé au Concerto pour piano n°A de Brahms, qui met en son centre Ana. Ana est la destinataire des courriers échangés entre Samuel et Milena qui lui viennent droit de Belgrade... De l'Etat du Maine, aux Etats-Unis ! En ré fait référence au Concerto pour piano no 3 de Rachmaninov, Concerto pour piano en ré mineur, op. 30, le troisième des quatre concertos pour piano du compositeur, il serait le plus exigeant de tous, il est composé de trois mouvements. Tout tourne autour d'une relation à trois dans ce roman, quels que soient les fils que l'on tire.

J'imagine qu'au vu du titre et de la composition du roman, il faut avoir une vision globale de l'oeuvre littéraire, les trois parties étant totalement interdépendantes et liées au point de vue de l'esthétique musicale, rythmique, et visuelle : trois parties d'un même tableau, trois parties d'une même symphonie. Le rythme est clairement différent, l'échange épistolaire donnera un rythme plus haché, la novella du milieu comme un retour en arrière avant la narration sous focalisation interne d'Ana. Le contenu est également lié : il existe de grands points communs entre la Milena des années soixante-dix et la Ana des années 2020 à Belgrade. Au-delà du fait d'avoir vécu dans la capitale serbe, elles ont toutes les deux entretenu une liaison avec un Américain, elles sont toutes les deux en plein deuil de leur père, elles vivent seules, n'ont pas enfants.

J'ai aimé ce roman, tout en faisant abstraction de ces références musicales, qui personnellement ne m'ont rien évoqué. Pour quelqu'un pas forcément féru de musique classique, j'avoue que cette attribution de symphonies demeure un peu obscure. En revanche, avec le recul sur cette lecture, on s'aperçoit que les motifs sont répétitifs, qu'il est basé sur un jeu d'échos entre les différentes parties, la Serbie et les Etats-Unis, Belgrade, Milena/Ana, leur histoire d'amour, leur deuil, leur vie. Un jeu à trois, une histoire d'amour où un troisième larron s'interpose, comme Peter entre Milena et Sam, comme la France entre la Serbie et les Etats-Unis. Peut-être faut-il y voir une retranscription littéraire des compositions musicales, un rapprochement entre peinture, musique et littérature. Une composition littéraire élaborée commune une symphonie, ses mouvements, un tableau, ses panneaux.

A travers les échanges épistolaires ressortent les différences culturelles entre une Amérique auréolée de cette liberté d'expression et d'action que lui confère le premier amendement, et un pays qui représente l'un de ses ennemis les plus chers, le communisme. L'un évoque les bureaux de censure, l'autre les "agents zélés de la CIA", au-delà de l'océan de ce qui les sépare, c'est cet amour de l'écriture qui les réunit. On se plaît à remarquer que l'un et l'autre cherchent ce juste-milieu dans leur relation, ce moyen terme qui peut les unir, à mi-chemin entre le socialisme exacerbé de l'un, le libéralisme qui ne l'est pas moins de l'autre. Et si la France joue ce terrain de neutralité, leur activité d'auteur également. 

Ce roman confectionné comme une danse à trois est une ode à l'écriture et aux différentes formes d'art qui transparaissent, comme lien essentiel entre deux ou trois personnages, deux amants, deux citoyens, deux artistes, trois époques. Sous la forme d'une correspondance ou d'une novella. C'est un jeu d'écriture avec une correspondance dont nous ne sommes que le témoin unilatéral de trois vies, mises en abyme par la focalisation d'Ana, elle-même ancienne maîtresse belgradoise de Noah l'américain, de ce qui peut apparaître comme un journal intime.
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J'ai beaucoup aimé ce livre assez atypique, composé en un triptyque, comme son nom l'indique!
La première partie est la publication des lettres de Milena, une jeune yougoslave (serbe), qui s'adresse à Sam, un Américain. On comprend qu'ils se sont rencontrés par hasard pendant des vacances à Paris, qu'ils formaient une espèce de trio avec Peter, que Sam est très amoureux de Milena. Leur correspondance prend tantôt un tour acerbe, tantôt amoureux.
Dans la deuxième partie, Milena raconte l'histoire de Lily, une vieille dame qu'elle rencontre juste avant sa mort, qui lui raconte sa vie, plus ou moins romancée... On se retrouve en pleine seconde guerre mondiale, mais dans une histoire familiale et amoureuse.
Et enfin, la troisième partie est comme la conclusion. En plein Paris confiné, une jeune femme née en Serbie reçoit d'un expéditeur inconnu une boite qui contient toutes les lettres de Milena et l'histoire de Lily. Elle ne sait pas quoi en faire, même si cela lui rappelle étrangement sa propre histoire. Les similitudes entre Milena et elle sont frappantes.

J'ai bien aimé l'écriture de ce livre, douce et intelligente. le récit ne m'a pas toujours beaucoup touchée, mais j'ai surtout aimé l'histoire de Milena et Sam. Les personnages sont profondément humains, et le rapport avec l'écriture (ils sont presque tous écrivains) est très juste.
Une belle histoire un peu en pointillés, un peu en épisodes, qui se laisse lire facilement.
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Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
Je suis sûre que tu finiras par tomber amoureux de Belgrade. C'est une ville plutôt moche à première vue mais qui a en vérité un charme fou. L'ambiance y est très particulière, joyeuse, pétillante, et il y a une vie culturelle extraordinaire. Et puis, j'aimerais que tu rencontres ma tribu, tous mes amis. C'est important pour nous, pour notre avenir, que nous puissions nous ancrer dans la "vraie vie", se voir dans nos quotidiens, expérimenter autre chose que des parenthèses enchantées.
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(Les premières pages du livre)
MILENA
Lettres à Sam (Concerto pour piano n° 3 de Sergueï Rachmaninov)

Belgrade, August 3rd 1972.
Dear Sam,
Ta lettre est arrivée en neuf jours ! Nous voilà fixés sur les délais postaux, même s’il n’y a aucune garantie que les prochaines seront aussi rapides.

Non, elle n’a pas été « interceptée par le bureau de la censure » qui, je te le répète pour la énième fois, n’existe pas chez nous. Nous avons bien évidemment des gratte-papier qui jettent un œil sur ce qui s’apprête à paraître dans les maisons d’édition et visionnent les films avant de leur accorder un visa d’exploitation, mais on les appelle « lecteurs », tout simplement, et vu la production foisonnante je doute fort qu’ils aient le temps de rédiger des notes détaillées à l’attention du Parti, où je doute encore plus que qui que ce soit prenne le temps de les lire.

Alors, pour clore le chapitre « La fertile imagination d’un Américain moyen qui a vu trop de mauvais films d’espionnage » : Non, je n’ai subi aucun interrogatoire à mon retour de Paris. Personne ne me suit. Il n’y a ni voiture noire ni homme en imperméable fumant, le visage caché, en bas de chez moi. Seulement un grand soleil qui tasse les ombres projetées par les arbres, l’asphalte à moitié fondu par la chaleur épaisse de ce mois d’août, et trois gamines aux voix beaucoup trop aiguës qui sautent à l’élastique pile sous ma fenêtre. (Pure curiosité au rayon sociologie : joue-t-on à l’élastique en Amérique également ou est-ce un de nos exotismes balkaniques ?)

Bref, les seules questions qu’on m’ait posées depuis que je suis rentrée viennent de mes proches et sont, dans cet ordre :

— si j’ai ramené du bon cognac (nous en avons ici un ersatz terrible appelé Vinjak) ;

— quelles fringues je me suis achetées ;

— si j’ai rencontré un Français moche mais terriblement sexy ressemblant à Montand jeune ou à Belmondo.

Lorsque je réponds que j’ai rencontré deux Américains ne ressemblant, hélas ! ni à Steve McQueen ni à Humphrey Bogart, mon auditoire largement féminin est très déçu !

(Je te taquine. En vérité, toutes sont avides de m’entendre raconter les détails croustillants, mais en bonne écrivaine, je sais ménager le suspense et ne leur livre le récit de nos folles aventures que par courts épisodes. Ainsi, je m’assure de briller dans les soirées jusqu’à l’automne au moins.)

Merci pour les cartes avec les tableaux de Hopper, ils sont vraiment merveilleux, je ne connaissais pas ceux que tu m’as envoyés. Et mon voisin, M. Petrović, te remercie infiniment pour les jolis timbres venus enrichir sa collection déjà impressionnante. Depuis qu’il a compris que je reçois du courrier de l’étranger – d’Amérique qui plus est !–, je suis remontée de plusieurs crans dans son estime. Il ne me fait plus de remarques pincées sur la musique que j’écoute ni sur les heures avancées de la nuit auxquelles je rentre. Qui aurait cru qu’il suffirait d’une série de petites images bariolées pour l’amadouer ? Sans le savoir, tu vas m’épargner des conversations désagréables quasi quotidiennes.

J’ai repris le travail le lendemain de mon retour (tu peux imaginer ma forme olympique après la semaine de nuits très courtes que nous avons passée), mais rien de follement excitant. Une énième production du Tramway de Williams se prépare pour la saison prochaine au théâtre où je suis employée ; on m’a demandé d’en revoir la traduction, qui n’était pas très bonne, et de mieux faire sonner les dialogues en ­serbo-croate.

J’y passe quelques heures par jour avec Svetlana, l’amie dramaturge dont je t’ai parlé. Nous n’étions pas particulièrement copines lorsque nous étions à l’Académie des arts dramatiques, je la trouvais insupportablement prétentieuse et tatillonne, mais depuis que nous sommes collègues, nous nous sommes rapprochées et c’est une chic fille en réalité. Tellement farfelue et drôle, elle pourrait être un personnage de roman ! Quand on fait équipe, même en planchant sur les scripts les plus insipides, nous parvenons à nous amuser. Elle me tanne pour que nous partions quelques jours au bord de la mer (Belgrade en plein été est toujours un peu pénible), mais après mon escapade parisienne, je suis trop fauchée pour l’envisager sérieusement. Alors nous nous consolons en passant nos week-ends sur les plages de l’Ada Ciganlija (une petite île fluviale sur la Save, voir carte postale ci-jointe) où Svetlana peut reluquer les maîtres-nageurs à loisir. Elle dit que ça ne vaut pas les spécimens dalmates, mais on fait avec ce qu’on a.

J’ai une grande nouvelle… enfin peut-être. Je croise les doigts et touche du bois pour ne pas tout faire foirer en la criant sur les toits trop vite. Il se pourrait que j’obtienne un contrat permanent à la RTS (la Radio-­télévision-serbe). L’oncle de la tante du voisin du cousin de ma mère y a un poste important et ma mère le travaille au corps depuis des mois pour qu’il me dégotte une place. À la télévision les salaires sont meilleurs qu’au théâtre (ce qui ne serait pas de refus si nous prévoyons de nous revoir avant le siècle prochain), mais surtout, en y devenant permanente je pourrais plus facilement obtenir un logement d’État. Bon, ce serait Dieu sait où, Nouveau Belgrade sans doute, ça voudrait dire prendre des bus bondés pour venir bosser et vivre dans un de ces affreux blocs neufs (je te raconterai la splendide architecture du ­réal socialisme une autre fois), mais je ne m’en plaindrais point.

J’aime bien ma studette d’étudiante du centre-ville, elle est charmante et je suis près de tous les lieux que je fréquente, c’est juste que le loyer mensuel restreint considérablement ma capacité à renflouer ma tirelire dédiée aux voyages, et puis c’est plutôt mal chauffé, mes factures sont astronomiques en hiver. Donc, doigts croisés et bois touché pour que ma mère arrive à faire jouer son piston, puisque c’est ainsi que les choses semblent fonctionner chez nous. Je sais que même sans intervention divine (= maternelle) je finirai par obtenir un appartement tôt ou tard ; le truc, c’est que ça risque d’être tard (on attend habituellement au moins cinq ans avant de se voir accorder un appartement d’État), or ça m’arrangerait que ce soit tôt.

Dans mon entourage, personne ne comprend pourquoi je suis partie de chez mes parents, où j’ai toujours ma chambre, et où j’aurais été logée-nourrie-blanchie-choyée-gâtée en fille unique que je suis. Ici, nous restons vivre chez les parents jusqu’au mariage, et souvent même, les femmes passent de la cuisine maternelle à celle de la belle-mère. Il n’y a que les étudiants de la campagne qui louent chambres et studios le temps de leurs études, quand ils n’ont pas réussi à obtenir une place en résidence universitaire. Mais depuis ma première année à l’Académie, je me suis démenée pour être indépendante, je ne rêvais que de cela depuis l’adolescence. Svetlana dit que c’est à cause de Virginia et de sa Chambre à soi que j’ai prise au pied de la lettre. Elle n’a pas tort, même si je crois que ce fut également pour fuir la maladie de mon père. Bref, aussi modeste que soit mon nid, je n’échangerais ma liberté pour rien au monde. Lorsque je serai mieux logée, vous viendrez me rendre visite ici, tous les deux ?

Quoi d’autre ? Ah oui ! j’ai recueilli un chat errant. Un mâle gris maigrichon qui semble toujours perdu dans ses pensées et qui louche un peu. Je l’ai baptisé Jean-Paul (en hommage à Sartre, pas à Belmondo – je le précise car niveau culture générale, avec vous autres, Américains, on ne sait jamais). Me voilà parée : une mansarde du centre-ville, une machine à écrire sur un grand bureau, des ­reproductions de Hopper et des photos de Paris punaisées au mur, du cognac de luxe dans le buffet et un chat – le parfait attirail de l’autrice, jusqu’au cliché. Il ne reste plus qu’à écrire.

Rien de très prometteur de ce côté-là, hélas ! Des bouts d’idées, des tentatives, mais rien qui tienne, rien qui m’emporte. Je m’étais collée un soir à une nouvelle inspirée de nos soirées parisiennes et c’était d’un mauvais ! Tellement mauvais que j’ai eu un fou rire en la relisant à voix haute. On aurait dit un pastiche de Paris est une fête, le pauvre Ernest a dû se retourner dans sa tombe. Svetlana me maintient que souvent l’habit fait le moine, qu’en peaufinant le décor et les costumes je finirai par y croire moi-même, à mon statut d’écrivaine, mais je ne trouve pas cette approche très convenable pour une stanislavskienne.

Et toi, ton roman avance ? Raconte-moi un peu à quoi tu occupes tes journées. Et s’il te plaît, dis bonjour à Peter de ma part (je ne sais pas s’il a reçu ma lettre postée il y a une semaine).

Je t’embrasse,

M.

Belgrade, November 29th 1972.
Dear Sam,

Tout d’abord, mes plus plates excuses. Je suis désolée d’avoir mis tout ce temps à t’envoyer autre chose que quelques phrases laconiques au dos d’une carte postale, pour te confirmer que je recevais bien tes missives et te promettre une réponse digne de ce nom.

J’ai commencé à t’écrire à plusieurs reprises, mais chaque fois j’ai été interrompue par une urgence ou un imprévu. Les feuilles avec mes débuts de lettres restaient ainsi des jours et des jours sur mon bureau, jusqu’à ce que Jean-Paul finisse invariablement par renverser du café dessus, et alors, tout était à recommencer. C’est Jean-Paul donc qui est responsable de mon silence prolongé !

(Je crois que ce chat a la capacité de lire dans mes pensées. Alors que je suis en train d’écrire ceci, il me ­regarde fixement et avec une expression d’immense déception mâtinée de mépris. Ça va me coûter cher en foie de volaille pour qu’il me pardonne. Quant à mériter ton pardon, il me faut trouver une meilleure idée, car je ne suis pas certaine de pouvoir m’en tirer avec un Tupperware de boulettes de foie en direction de Philadelphie.)

Blague à part, je n’ai pas eu une seconde à moi ­depuis des semaines. À la fin de l’été, j’ai été emportée dans un tourbillon de travail et d’obligatio
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Un ami écrivain qui se reconnaîtra me maintenait il y a quelques temps que l'écriture était le lieu de la vérité absolue, de la mise à nu de l'âme, alors que je crois qu'au contraire, elle est le royaume du mensonge, ou pour le dire sans jugement moral, celui de l'arrangement. Qu'écrire n'est rien d'autre que bâtir des mythes et élaborer des légendes - jouer à se faire peur - pour pouvoir regarder en face les douleurs qui nous ont façonnés.
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J'ai écrit pas loin d'une cinquantaine de textes différents, or je ne sais toujours pas ce qu'est censé être de la "bonne littérature". Si on m'invite dans des librairies et des médiathèques, qu'on m'accorde des bourses et des résidences, qu'on me fait parfois l'honneur d'un papier élogieux, ni chiffres de ventes conséquents ni prix convoités ne sont jamais venus me faire croire que la littérature se portait mieux grâce à ma contribution.
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C'est de cela qu'elles parlent en premier, commentant la répétition à laquelle elles ont assisté, et puis ça les mène aux livres qu'elles viennent l'une et l'autre de terminer, puis à ceux qu'elles ont lus il y a longtemps mais qui les ont marquées, et encore tous ceux qu'il leur reste à lire.
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Vidéo de Sonia Ristic
Tous les personnages de Sonia Ristic, autrice de Des fleurs dans le vent, lauréate du prix Hors Concours 2018, sont engagés. Tout comme son éditeur, Armand de Saint-Sauveur, qui revient pour nous sur les livres qu'ils publie.
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