« En termes d’échelle, le 1 pour 1 n’existe pas. Pas plus que la carte n’est le territoire, la prise de notes n’est le voyage. Si tu t’inspires de la Top 25 chez IGN, j’aime bien le rapport du centimètre sur le papier pour vingt-cinq mille sur le terrain, ça laisse du champ au symbolique, aux pictogrammes et aux couleurs pour dire : ici, une source, là, un taillis, une vigne, un lotissement ou une forêt. Attention, ça grimpe dur ou ça descend. C’est l’humain qui veut ça. Notre besoin de traduire le réel est vital, de surcroît pour écrire. Par exemple, tu vois un rat. Sur ton carnet, tu notes. « Un rat ». C’est ton repère. Plus tard, peut-être, tu développeras. « Sur la berge du canal, un rat, poil luisant, trottine à ses affaires. Je l’ai vu. Lui, m’ignore. Tout va bien. » Et par là-même, exprimeras-tu ton désir de tout voir sans être vu, alors que le héron, plus loin, t’observe avec une acuité d’agent des douanes auquel n’échappe rien de ce qui circule sur le secteur dont il est le chef. Tu dois passer incognito, détrompe-toi, tu es sous surveillance. Ta présence génère forcément inquiétude ou convoitise selon la hiérarchie de qui mange qui. N’aie pas peur. Tu es en France. Le canal du Berry n’est pas encore un affluent de l’Orénoque. Quoique… méfie-toi des parasites, la tique des bois est redoutable. »
Parmi les textes, il y a ceux que j’appelle « Ceux-des-Crêtes », ceux des grandes aventures de la langue, dans lesquels on devine à distance l’invention des aurores. Tu sais, ces lumières enthousiasmantes, l’insaisissable rayon vert au lever ou au coucher du soleil, l’explosion des nuages à toute heure dans les courants d’air chaud et le rêve agrandi des vautours dans le lent tournoiement de leurs ailes. Solitude. Altitude.
- C'est quand l'arbre est couché, finit-il par me dire, qu'il découvre le ciel. J'ai connu un bûcheron dans les Vosges, il appelait cela "l'épiphanie des grumes". (p. 181)
« Dès que tu marches, tu n’es plus un vivant ordinaire. Tu deviens le curseur de ta vie dans l’espace et le temps. Sans en être conscient, tu accèdes au présent le plus pur en n’ayant pour passé qu’horizon qui s’éloigne, pour futur qu’horizon qui s’approche, un présent absolu dans l’alliance illusoire de l’esprit et du corps. Tu ne peux plus t’arrêter. L’épuisement te gouverne et te donne une joie que tu jures être prêt à payer de milliers de courbatures. »
» Dialika m'avoue être choquée par le sort qui nous est réservé quand on ne sert plus à rien dans notre société soi-disant avancée. Cette façon que nous avons de réunir nos anciens hors la vie du village, du quartier où se trouvent leurs attaches matérielles et humaines, de les parquer hors-sol comme nous faisons, et surtout notre façon d'exploiter la fin de vie en créant des services comme on gère des produits. «
Mes lectures de salon, comme les appelle la directrice, regroupent une vingtaine de personnes , jamais plus, essentiellement des auditrices. La part masculine du public est réduite à sa portion congrue pour deux raisons : la première, ils ne prêtent qu'un intérêt distrait à ces "histoires pour femmes", et la seconde, du fait que les hommes vivent moins longtemps. Sans avancer que cette
dernière découle de la précédente, M. Picquier cite à l'envi Christian Bobin :" Tant que quelqu'un nous parle, mourir est impossible" (p. 85)
La lecture, ça tient chaud. (p. 102)
Mon directeur de stage est formidable ,avec lui ,j'en apprends tous les jours.Le liber, me dit-il ,en latin ,signifie tout à la fois la pellicule située entre le bois et l'écorce, mais également le livre.Dois-je encore vous convaincre ,monsieur Picquier? Mes héros, ce sont les arbres.
Le livre est un chemin qui te conduit à l’autre et comme il n’y a pas d’autre plus proche de toi que toi, tu lis pour te rejoindre, même si tu cherches à te fuir en le faisant, comme une sorte d’altérité autocentrée.
- Mes livres et mes archives sont à la fois ma garde, mes épouses et mes soldats, et en brûlant, leurs cendres mélangées aux miennes pourront servir d'engrais à un arbre, qui sait ? L'audace serait qu'on me disperse dans une usine à papier ! (p. 168)