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Critique de AnnaCan


« Comment est-ce que cette farce avait pu briser sa vie ? »

Cette farce, c'est le délire paranoïaque qui s'est saisi de l'Amérique dans la décennie de l'après-guerre entre 1946 et 1956, c'est la chasse aux sorcières, la traque des vrais ou faux communistes prétendument téléguidés depuis Moscou pour détruire le pays de l'intérieur. Et cette vie brisée, c'est celle d'Iron Ringold, « l'homme de fer », dont la ressemblance avec Abe Lincoln a marqué la destinée à jamais, une destinée tragique, shakespearienne, emplie de bruit et de fureur, d'amour et d'ardeur, d'illusions tenaces et de colossales erreurs.
Car si Iron Rinn, le Juif ami des Noirs, des déshérités et des laissé-pour-compte de l'Amérique dont l'aura et la puissance, à la sortie de la seconde guerre mondiale, sont à leur zénith, apparaît à bien des égards comme une victime du système moral, de la bêtise humaine érigée en système qu'était le maccartisme, il est avant tout une victime de lui-même, plus précisément, une victime de sa destinée.

“And thus the whirligig of time brings in his revenges/ Ainsi le tourbillon du temps porte-t-il ses vengeances ” (La nuit des rois).

Des hommes aux prises avec leur destin, un thème maintes fois abordé par Philip Roth dans une oeuvre déployant une énergie, une exubérance prodigieuses sans le céder en rien à la nuance, des hommes, marqués dès leur naissance par le seau infamant du destin, croyant naïvement pouvoir le déjouer et échouant toujours. le destin, c'est-à-dire la rencontre entre ce qu'ils sont d'une part — des êtres déterminés par leur origine sociale et familiale, par leur psychologie et leur tempérament — et leur époque d'autre part, les rattrape inexorablement quoi qu'ils fassent, ou plutôt, tout ce qu'ils font semble vouloir les ramener à leur destin.
Ainsi Iron Rinn, né juif dans une famille pauvre marquée par la violence, croit pouvoir échapper à un destin de bad boy en devenant acteur pour la radio et en épousant une ex-star du cinéma muet, Eve Frame. Refusant de voir que son mariage repose sur les bases friables d'une gigantesque illusion, il perdra tout ce qu'il avait patiemment construit à la suite de la publication par Eve Frame d'un livre en forme de bombe : J'ai épousé un communiste.
De même Coleman Silk dans La tache, né Noir dans une Amérique ségrégationniste, saisit-il l'opportunité que lui offre sa peau claire pour changer d'identité et se faire passer pour Juif. Devenu professeur de lettres classiques à l'Université d'Athena, il se retrouve, à la veille de la retraite, accusé de racisme dans l'Amérique bien-pensante de la fin des années 90. Ce qu'on ne nommait pas encore l'idéologie woke va inexorablement le broyer.

L'idéologie sous toutes ses formes, le communisme et l'anti-communisme, le racisme et l'anti-racisme, la religion…, l'idéologie ou le fantasme de pureté se traduisant par la volonté fanatique de nettoyer l'homme de sa souillure, est sans aucun doute l'un des mensonges le plus ravageur et le plus tenace dont semble ne jamais pouvoir se dépêtrer l'espèce humaine.

« Parce que la pureté est une pétrification. Parce que la pureté est un mensonge. »

Et pourtant, même les êtres les plus rationnels et les plus clairvoyants comme Murray Ringold, le frère aîné d'Iron, n'échappent pas à une forme d'idéologie intime et personnelle qui elle aussi mène à la tragédie :

« Écoute, on ne s'en sort pas. Quand on essaie, comme j'ai tenté de le faire, de se départir des illusions flagrantes – la religion, l'idéologie, le communisme – on est encore tributaire du mythe de sa propre bonté. »

Si Nathan Zuckerman, le double littéraire de Roth, apparaît dans ses premiers livres comme le véritable héros de l'histoire, il devient, à partir de la Contrevie, une oreille. Récipiendaire d'un récit dont un autre que lui est le héros, il est celui qui écoute et celui qui raconte. Ce procédé narratif me paraît particulièrement efficace pour bâtir des histoires qui relèvent à la fois du domaine de la fiction — action, émotions, sentiments — et du domaine de l'essai — analyses, réflexions. Car si Philip Roth est sans conteste un immense romancier qui aime raconter des histoires, il est également, peut-être même avant tout, l'un des plus fins analystes de notre temps, qui s'est inlassablement employé, de livre en livre, à déchirer « le rideau magique tissé de légendes suspendu devant le monde » (Milan Kundera).
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