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Critique de Erik35


JOSEPH ROTH, SAINT ET BUVEUR ?

Nous sommes en 1934, à Paris. Quelque part sous un de ces ponts fréquentés comme le veux la légende par l'un de ses clochards pas toujours si céleste que cela, Andreas Kartak, ancien mineur de Silésie (Pologne), croise un bizarre monsieur, bien habillé, qui lui fait une étrange et miraculeuse proposition : Ce dernier lui offre deux cents francs auxquels il n'ajoute qu'une seule condition, c'est de les rendre dès qu'il le pourra à la petite Sainte Thérèse dont une statue sommeille en l'église Sainte Marie des Batignolles. Notre bonhomme, alcoolique débonnaire mais sans le sous chronique de son état, accepte le marché, précisant qu'il a son honneur, "même si je n'ai pas d'adresse" précise-t-il, et qu'il n'est pas un voleur. Hélas, de bon restaurant en apéritifs - Pernod, s'il vous plait -, sans omettre un petit rafraîchissement de la face chez le barbier -qui vaudra au lecteur une rapide digression d'une acuité rare sur ce qui fait l'individu aux yeux du monde et aux siens propres -, notre sympathique va-nu-pied va bientôt y laisser sa fortune récente autant qu'inattendue... sauf que le miracle ne va cesser de se produire, de se reproduire encore, mais, chaque fois qu'il est à deux doigts de rendre la fameuse somme initiale en l'église sus-citée, une nouvelle aventure l'en éloigne subrepticement tandis qu'un autre incident, tenant de la providence ou du hasard - selon qu'on est plus ou moins pieux, explique Joseph Roth -, permet à Andreas de se sortir de la mauvaise passe à venir. Chacun de ces événements successifs lui offrant la perspective de quelques verres de Pernod, de compter fleurette, de passer de bons moments avec d'anciens amis qui, tous, le renvoient à son ancienne vie en Pologne.

En un mot comme en cent, Andreas est touché par la grâce, et il en profite bien, mais jamais il n'en en abuse véritablement. Pour être exact, est plus ballotté par les événements qui surviennent dans son existence que maître d'eux, et l'argent, qu'il ne sait pas sérieusement compter, lui file entre les mains mais ne sait jamais bien comment. Jusqu'à la fin ultime, oscillant entre sordide grotesque et sublime rencontre, une fin, peut-on ajouter, d'essence quasi divine mais terriblement humaine.

Lorsqu'il achève cette étrange fable, La Légende du saint buveur, Jospeh Roth n'a plus que très peu de temps à vivre. Nous sommes en mai 1939, cela fait depuis cinq ans que l'auteur du roman troublant et tragique intitulé La Marche de Radetzky, fuyant le nazisme, s'est réfugié à Paris, vivant régulièrement de l'aide et des subsides plus ou moins importants avancés par ses proches, en particulier Stefan Zweig, se fâchant régulièrement avec ses éditeurs bien que parvenant encore à se faire publier malgré l'exil, sombrant peu à peu dans l'alcoolisme et la maladie.
Les dernières années de vie de Joseph Roth sont ainsi des plus sombres et difficiles. Il se rapprochera de la foi catholique dans laquelle il semble avoir trouvé quelque motif d'espoir - cette étonnante nouvelle est, pour une grande part, un texte sur la Grâce - bien qu'aucune attestation de baptême ne put être produite lorsqu'il fut inhumé, le maintenant ainsi dans une sorte d'entre deux métaphysique entre la religion de ses ancêtres - le judaïsme - et celle qu'il semble avoir voulu embrasser. Car Joseph Roth fut une sorte d'éternel errant magnifique, de son antique Empire détruit en passant par l'Autriche d'après-guerre, le Berlin des années vingt, puis la France comme dernière halte dans sa fuite de la montée de l'horreur brune.

Cet homme, qui s'annonçait lui-même "patriote et citoyen du monde", est tout entier dans ce personnage un peu éthéré de sans abri, lui qui connaîtra si bien, à l'instar de l'ultime personnage de fiction qu'il aura ainsi créé, la pauvreté, les voyages sans fin ni but, l'alcool, la générosité sans retour possible de quelques rares amis, les hôtels borgnes où il passera jusqu'à ses derniers jours. Cependant, l'espoir semble poursuivre Roth/Kartak contre toute attente, contre toute logique. L'humour demeure lui aussi, un humour discret, tendrement ironique, à fleur de peau, comme si, finalement, rien de ce que l'existence réserve de plus noir ne pouvait entièrement assombrir les êtres généreux, simples et sans malice.

On est très loin du Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir, notre attachant personnage de mendigot polonais se faisant plus proche, l'alcool excepté, d'un certain Charlot dans son rapport au monde, une certaine forme de légèreté, un bastion fragile de poésie involontaire. Autoportrait en vagabond éternel, testament littéraire, volonté d'espérer liée à l'acceptation évidente de la Grâce mais sans les lourdeurs de la religion, foi en l'homme malgré des temps tellement menaçants ? Cette nouvelle troublante, belle et cocasse à la fois, est sans aucun doute un peu tout cela qui donne, en si peu de pages, avec une économie faussement simple de mots et de moyens, à réfléchir sur notre condition humaine. L'inclassable Joseph Roth était, à n'en point douter, béni des saints...

Post-Scriptum : à noter la très agréable réédition parue fin 2016 de ce texte méconnu de Joseph Roth, dans une excellente traduction de Maël Renouard, proposée par les éditions Sillage qui poursuit son excellent travail de défrichage d'oeuvres inconnues ou trop oubliées d'auteurs pourtant souvent célèbres. Un de ces petits éditeurs aussi attachants qu'indispensables !
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