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Citations sur Une immense sensation de calme (78)

Les jours se répétaient, les gestes aussi. Mais le soleil levait chaque matin son rideau sur une nature différente. La lumière ruisselait dans les branches cristallisées par la glace. Les myriades de teintes allaient du rose au bleu pâle, projetant des flasques colorées sur la surface du lac en banquise. L’hiver révélait des grâces de jeune fille. Le ramage des branches, prisonnières de leur robe de cristal, devenait dentelle, piquetée par endroits de boutons vernis là où les corneilles arrêtaient leur vol. On crissait à chaque pas et c’était délicat, un froissement de tissus précieux.
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Cela fait maintenant longtemps que nous arpentons la taïga. Tous les ans, quand l’anniversaire de la mort de Baba arrive, j’allume un feu et je reproduis ce que je l’ai vue faire. Chaque deuxième lune de l’automne, au moment où les arbres décharnés tapissaient le sol de feuilles orange et rouges, elle allumait un feu dans la cheminée, posait le pot de sel à ses pieds et se mettait à chanter. Elle s’adressait aux esprits du Grand-Sommeil et leur demandait de venir écouter ce qu’elle avait à leur dire. Elle chantait jusqu’à ce qu’ils arrivent. Alors elle s’arrêtait et fermait ses paupières, sa voix devenait profonde et basse. Elle leur demandait de prendre soin d’Ama qui avait disparu trop tôt ; de lui apporter un peu de joie car elle n’en avait pas suffisamment eu ; ensuite, elle chargeait les esprits de lui transmettre de nos nouvelles. Quand elle était sûre qu’ils écoutaient, elle racontait l’année qui venait de s’écouler. Le travail de la terre, les récoltes, les maladies. Puis elle rassurait Ama à mon sujet, se réjouissait que je devienne une robuste et honnête jeune fille. Elle n’oubliait jamais de rapporter les naissances, les morts et les mariages. Cela durait jusque tard dans la nuit. Baba ne voulait omettre aucun détail. Enfin, quand elle estimait que c’était assez, elle prenait une poignée de sel et la jetait dans le feu. Si les grains devenaient étincelles, les esprits acceptaient de transmettre le message. Elle en jetait encore une. Chaque grain contenait l’un des mots qu’elle avait prononcés. Ainsi, les messagers pouvaient les faire passer dans le monde du Grand-Sommeil. De minuscules langues de lumière crépitaient dans la nuit avant de se volatiliser dans l’au-delà. Lorsqu’elle avait fini, elle me faisait venir à côté d’elle et me caressait la tête. Il me semblait que sa paume, constellée de résidus de sel, contenait toute la voûte céleste. J’étais dedans et dehors à la fois.
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Immobile auprès d’Igor, je souris dans le vague. Je sais que ma bouche est traversée par une trace grise. On ne revient jamais indemne du Grand-Passage. Il faut bien payer un tribut aux esprits. Je n’en connais pas la nature. Je sens seulement, après chaque rituel, que mon corps pèse si lourd qu’il pourrait s’enfoncer dans la terre. Mes mains pendent au bout de mes bras, plus lourdes que des outres pleines. On dirait que du plomb a coulé dans ma tête. Je souris car j’ai accompli mon devoir mais il me semble aussi que dans ma chaire devenue viande on m’a ôté un peu de vie. Alors Igor pose sa main sur ma tête, ainsi que Baba le faisait, et la régularité de son pouls, l’enserre de ses doigts m’allège de cette pesanteur. Je sors de ma torpeur comme on recouvre progressivement la vue après avoir regardé trop longtemps le soleil en face.
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Chez les Illiakov, on se contentait de ce qu’en avait toujours dit la grand-mère, « Ajoute une herbe sèche dans le désert et ce n’est plus le désert ». La mère avait repris ses gestes et ses paroles. Elle les avait à son tour transmis à Olga. La décoction avait un goût de terre. L’haleine d’humus rappelait que sous l’écorce de glace, la glèbe sommeillait, prête à réapparaître. Matin après matin, ce goût nous accompagnait un peu plus loin dans la fonte des neiges. Combien de fois l’hiver l’emportait-il sur le courage ? Combien de fois nous ôtait-il la force de nous lever ? Les ancêtres avaient trouvé des ruses. Déjoué la tentation de l’abandon. « Ajoute une herbe sèche dans le désert et ce n’est plus le désert. »
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Pour toutes les vieilles il est douloureux de parler du temps d'avant le Grand-Oubli. La guerre a balayé les mémoires, les bombardements ont soufflé les images du passé et laissé place à l'horreur. Et l'horreur entre dans les têtes pour ne plus en être délogée, s'installe dans les moindres recoins, gâte tous les souvenirs. A la fin il ne reste que des débris. (p95)
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Or, voilà qu'Igor m'a conduite dans la cabane de l'un d'entre eux. Il semble connaître l'endroit. Prend les verres sur l'étagère, met les bûches dans le foyer. Ces gestes de grand-mère me rassurent mais je ne parviens pas à détourner la tête du regard blanc de Tochko. Il s'est assis dans un fauteuil à bascule et semble m'observer depuis le linceul de ses yeux. Il me fait signe d'avancer. Comme cela se passera toujours dans les situations délicates, Igor me rassure en restant absorbé dans des tâches simples. Continuer à s'occuper du feu. Préparer du tcha. Ce calme répand autour de lui un périmètre ouaté dans lequel les battements de mon cœur s'assouplissent, où la peur devient une pâte de plus en plus molle, jusqu'à disparaître. C'est ainsi qu'Igor toujours m'apaisera. C'est ainsi que je m'approche de Tochko.
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J’oublie ce que je sais et ce que je ne devrais pas savoir. Je suis là. Simplement là. Et mon existence n’a pas plus d’importance que le nuage ou la bécasse. Pas moins non plus. Il y a uniquement la densité de chaque instant. Avant, rien. Après, rien.
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Quand les plus vaillantes réussirent à ouvrir la porte des caves, elles furent assaillies par des nuées de gaz ocre. La réalité qu'elles découvrirent en avançant dans cette purée de molécules leur ôta le pouvoir de parler. Les arbres noircis ressemblaient à d'immenses squelettes carbonisés. Les cabanes avaient été entièrement soufflées. Toute trace de vie avait disparu. De temps en temps, un morceau de corps émergeait, à moitié enseveli par les décombres. Un pied. Un avant-bras. Un tronc. Une tête calcinée. Un détail cruel colorait ce spectacle de désolation: les bracelets de la Matralinka étaient restés accrochés aux poignets des cadavres.
Cette année-là, le printemps ne pourrait plus revenir. De ce jour-là plus personne ne porta de rouge ni de blanc. Pour les babas commencèrent de longues années sans saison. Il fallut survivre avec ce que l'on pouvait. Enterrer les compagnes et les enfants qui succombaient aux maladies, à la faim ou à la tristesse. Reconstruire les cabanes et apprendre les gestes des hommes. Chasser, bâtir, labourer, fendre le bois, marteler le fer, et chaque fois leur âme de femme disparaissait un peu plus loin dans leur mémoire.
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Cela fait longtemps que je n’ai pas pensé à Ama et Apa. Ils sont rangés dans ma tête comme de vieux habits d’un autre temps qu’on a fini par délaisser. Et un jour, sans trop savoir pourquoi, on les retrouve au fond de l’armoire. Le temps les a abîmés. Ils sentent le renfermé. Mais quelque chose reste intact à travers les ans.
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J’ai caressé ses traits figés sur sa peau froide. Il me semblait que je devais le faire. Une caresse pour une vie. Mes doigts parcouraient son visage et je pouvais sentir tout ce qu’elle avait été. Avec ma main, je lui disais je prends. Elle me donnait sa droiture et sa fatigue, je lui disais je prends. Son passé et ses blessures, je lui disais je prends. Elle me donnait sa beauté et les rares joies arrachées à la vie. Je prenais. Son courage et sa vertu. Je prenais tout. C’était tout ce qui me restait. Longtemps ce serait mes seuls bagages.
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