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Critique de Charybde2


Une formidable fouille généalogique, en couleurs, en saveurs et en drames, dans les plis et replis d'une ascendance juive algérienne, et dans les failles mémorielles qui l'affectent aujourd'hui, ici et ailleurs.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/09/12/note-de-lecture-les-mediterraneennes-emmanuel-ruben/

Depuis presque une dizaine d'années maintenant, Samuel Vidouble, l'alter ego malicieux, torturé et doté d'une imaginative curiosité sans bornes, de l'auteur Emmanuel Ruben, nous entraîne sur les chemins savoureux et néanmoins fort sérieux de ses aventures personnelles dans les méandres de la géopolitique contemporaine et de l'Histoire, intime, familiale ou mondiale. Après avoir arpenté les pays baltes (« La ligne des glaces », 2014) et l'Europe de l'Est (« Sur la route du Danube », 2019), fréquenté les eaux ambiguës d'un archipel nommé Israël et Palestine (« Sous les serpents du ciel », 2017) et enfin exploré les lignages et les fantasmes fondateurs de la branche paternelle, protestante et grenobloise, de son ascendance (« Sabre », 2020), le voici propulsé en quête d'une meilleure compréhension, peut-être, de la branche maternelle, juive algérienne (constantinoise, pour être précis, et ce lieu-là sera particulièrement important) désormais ramifiée un peut partout en France. Bien sûr, cet héritage-là était déjà central dans le magnifique et fondateur « Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu » de 2013, mais l'enquête généalogique n'y était pas de même nature : il s'agit désormais (même si le prétexte saisi, comme souvent chez Samuel Vidouble, est celui d'une tentation amoureuse) de chercher dans l'histoire familiale les ressorts d'une situation mémorielle qui la dépasse, et qui englobe ainsi bon nombre de failles contemporaines et de traumatismes résistants même lorsqu'ils ne s'avouent pas comme tels.

Il faut un grand talent de conteur et d'imagination des interstices, précisément, pour faire ainsi revivre, en transmutant les souvenirs familiaux racontés par les grand-mères et grand-tantes, elles-mêmes dépositaires d'une tradition qui confine souvent, mi-joueusement mi-sérieusement, à la mythologie, une histoire intime ainsi inscrite méticuleusement dans la « Grande », où elle exprime toute son humanité, dans les bons et dans les mauvais jours.

La conquête de l'Algérie par la France (traitée dans les chapitres « Constantine novembre 1836 » et « Constantine novembre 1870 »), s'attachant à ce berceau que fut la ville des ponts suspendus, où Juifs et Arabes partagèrent longtemps ensemble le joug colonial, sans animosité particulière entre eux, fait bien figure de fondation oubliée (ou occultée), que le rappel de la dénaturalisation des Juifs algériens par le gouvernement pétainiste, malgré le sang patriotique largement versé au préalable (« Constantine août 1914 »), ne suffit pas à réveiller vraiment – car le terrible pogrom de l'entre-deux-guerres a déjà alors laissé sa marque quasi-indélébile (« Constantine août 1934 »).

À cette échelle, les étapes suivantes du chemin familial ne sont déjà plus que des formes de conséquences (même si elles ne comportent sans doute pas, intrinsèquement, de fatalité), celles d'un ajustement des perceptions de l'histoire qui survient à un ciment préalable désormais solidifié autour de nouvelles fondations mentales partagées : les massacres de musulmans à la fin de la deuxième guerre mondiale (« Guelma mai 1945 », comme en écho à ceux, beaucoup plus massifs, perpétrés au même moment à Sétif – et dont beaucoup d'historiens s'accordent désormais à faire un ferment essentiel de la « guerre d'Algérie »), l'insurrection elle-même (« Guelma juillet 1957 ») et l'exode final (« Algérie France avril 1962 », où déjà le rôle central de l'OAS s'efface dans la mémoire familiale devant celui du FLN), retrouvant les accents si poignants et cruels, dans le même contexte, appliqué à des populations différentes, du Mehdi Charef du « Harki de Meriem » ou de « 1962, le dernier voyage », voire, de manière plus surprenante mais désormais comme logique, la guerre du Kippour (« France Israël octobre 1973 »), la décennie noire algérienne (« Banlieue lyonnaise décembre 1997 ») et les attentats de l'État Islamique en France (« Paris janvier-novembre 2015 »), ne seront plus lus, essentiellement, qu'à l'aune d'un prisme familial mêlant indissociablement histoire objective et mythologie subjective.

Comme le Mathias Énard de « Zone » ou le Sébastien Ménard de « Soleil gasoil », quoique d'une manière radicalement différente, Emmanuel Ruben nous offre ici à lire et à ressentir un pourtour méditerranéen tissé de liens et de constantes partagées, de l'Algérie à Israël et du sud de la France aux confins italo-balkaniques, convergence de facto, inscrite dans les pratiques intimes et la vie matérielle, et pourtant convergence que les récits déchirent au fil du temps. Les horreurs réelles, les causes objectives et les causes reconstruites, les aveuglements de la mémoire individuelle et collective concourent à bâtir de solides légendes qui n'ont souvent plus grand-chose à voir avec les faits et leur agencement de hasard et de nécessité.

En confrontant Samuel Vidouble, côté maternel, au pouvoir mythologique du chandelier, après l'avoir exposé, côté paternel, à celui du sabre, Emmanuel Ruben nous offre non seulement un magnifique et terrible récit familial – où l'imagination vient opérer sa magie salutaire – mais aussi une décapante leçon d'écriture de l'Histoire, intime et politique, et de la manière dont les souvenirs devenus évidences, quel que soit leur degré de véracité, mais par leur seule force qui va, structurent notre contemporain.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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