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Critique de Christw


L'homme éperdu tient un monologue volubile face au juge, devant son avocat et son psychiatre, ainsi qu'avec monsieur Jean, gardien à l'infirmerie de la prison. Car l'homme est en détention, on ne sait pour quel méfait, il faut attendre le dernier quart du livre pour l'entendre se dire meurtrier et la toute dernière ligne pour connaître sa victime. La dimension de suspense n'est qu'une composante subsidiaire : le récit caustique et sombre analyse la généalogie complexe d'un homicide à travers le discours détaché de son auteur. L'écrivaine française réussit à inoculer de l'humour à ce portrait d'adulte instable dont se dégage progressivement une détresse consternante. Les écrits de Blaise Pascal font figure de bouée tragique pour un être captif de déterminations déplorables, conçu dans un camp pour réfugiés espagnols fuyant la guerre civile, un père tyran, une mère écrasée. D'où la haine, une haine vorace qui agit comme les mouches, dont Pascal disait "La puissance des mouches : elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d'agir, mangent notre corps", haine que Lydie Salvayre prête à son personnage "Savez-vous, monsieur Jean, que lorsque la haine vous atteint, elle s'empare de votre être ? Et l'infeste. Et le mange tout entier. "

Ce passionné de l'oeuvre de Blaise Pascal a fini par s'intégrer socialement, se marier et devenir guide au musée de l'abbaye de Port-Royal. Mais son couple court vers la catastrophe de ses parents: "Maman possède un équivalent de la ceinture à clous de Pascal : c'est papa". Comment prendre appui sur le néant, relativiser grâce à des lectures ?

"Faut-il considérer, monsieur Jean, la lecture de Pascal comme un divertissement ?"

Aux touristes qui attendent des anecdotes légères, le guide sert de pesants extraits pascaliens. À la suite d'autres maladresses (il indispose une sommité politique – c'est hilarant – avec des passages des "Trois discours sur la condition des Grands"), il entre en opposition avec son chef, Molinier. Cette opposition va le précipiter dans un repli inéluctable.

"Car il dut avaler un nombre considérable de livres avant de chasser avec une inlassable patience les tournures locales et l'accent du terroir. Non. Pas rose : rôse. Rôse Melrôse dit de la prôse.
Mais comme tout cela est loin !
À présent M. Molinier est au fait.
Il a vu la dernière exposition consacrée à. Remarquable. Il a lu le dernier livre de. Et l'a jeté. Les noms des écrivains lui viennent à la bouche plusieurs fois dans le mois. Pour les louer ou les descendre. Selon le vent.
Car M. Molinier, à présent, a des avis tranchés."

L'exclusivité de la connaissance, au coeur du conflit avec le chef paternaliste et de plus en plus despotique, est un élément secondaire mais déterminant de la puissance des mouches. Lorsque Molinier s'aperçoit que le guide en sait beaucoup sur Pascal, au point de lui disputer le privilège de la référence culturelle, il engage un rapport de force afin de démontrer sa supériorité. L'apanage du savoir culturel est un pouvoir que certains ne supportent pas de voir disputé, surtout si l'on s'entend décocher par le subalterne l'apophtegme : "Voulez-vous qu'on croie du bien de vous, n'en dites pas."

Si l'on consent à la noirceur de ce soliloque éclairci de sourires corrosifs, voici un livre emporté, d'une plume savoureuse et énergique. Il efface largement le souvenir mitigé que m'a laissé le Goncourt "Pas pleurer". Notons que le procédé efficient du monologue choisi par Lydie Salvayre présente des similitudes avec celui repris par Tanguy Viel dans "Article 353 du Code pénal" (le dessein et le ton des romans restant différents).


Lien : https://christianwery.blogsp..
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