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Critique de Musa_aka_Cthulie


Première pièce de Nathalie Sarraute, le silence fut créée pour la radio, tout comme le mensonge, à la demande de Werner Spies (qui deviendra plus tard une référence pour son travail sur Max Ernst). Avec le théâtre, Nathalie Sarraute allait devoir s'attaquer à un véritable paradoxe : faire dire à des personnages ce que, d'habitude, dans sa littérature, ils taisaient : ces petits malaises dont on ne peut se détacher mais qu'on ne révèle pas aux autres, ces non-dits derrière lesquels se cachent des déferlantes de l'inconscient, ces "mouvements intérieurs" qui ne peuvent se dévoiler à la société et qui minent ceux qui les éprouvent. On est bien dans ce qu'elle a nommé les tropismes, à la différence qu'avec le théâtre, il va lui falloir transformer le sous-texte en texte. Ce qui lui parut impossible tout d'abord, et lui fit refuser l'offre de Werner Spies. Qui insista.

La trouvaille de Nathalie Sarraute fut de mettre justement dans la bouche de ses personnages les mots qu'ils ne devraient pas prononcer, ce qu'il ne diraient jamais en temps normal, qui les fait donc déborder du cadre des convenances sociales. C'est pourquoi ils ont du mal à mettre des mots sur leur malaise, c'est pourquoi ils bafouillent, c'est pourquoi ils parlent régulièrement de folie. Ça explique aussi en partie pourquoi ils semblent adopter parfois un langage artificiel (même si l'auteure ira vers plus de naturel langagier dans une pièce comme Pour un oui ou pour un non). le silence fonctionne donc de cette façon : des personnages, et surtout un personnage, H.1, qui disent ce qu'il ne sont pas censés dire.

H.1 est, dès le début de la pièce, mis mal à l'aise par les compliments de ses amis qui l'écoutent parler de détails architecturaux de l'art byzantin, de "petits auvents", précisément. Il cherche à les arrêter, il ne veut pas continuer à parler, il se sent pris en défaut. de flagornerie ? de méconnaissance du sujet ? de manque d'éloquence ? Toujours est-il que les autres insistent et qu'il s'énerve, et c'est déjà là que la crise survient, avant même qu'un autre personnage soit mis en cause. Il est incapable de s'expliquer sur ce malaise, dont les raisons lui paraissent évidentes. Donc, en toute logique, les autres sont incapables de le comprendre. Et le voilà persuadé qu'ils se moquent de lui. Pire, il y a Jean-Pierre (le seul qui possède un prénom bien défini dès le départ), qui se tait. Ce qui provoque une nouvelle crise chez H.1, ou plutôt la porte à son apogée. Et chacun de parler de Jean-Pierre, qui serait timide, qui serait ceci ou cela, qui aurait telle ou telle raison de se taire, bref, qui donne lieu à tous les fantasmes sur son silence, sur ses motifs, sur les gens qui se taisent et qui sont mystérieux ou insupportables - tout ceci non sans humour de la part de l'auteure. Toute cette partie de la pièce relève donc de cette structure inventée par Nathalie Sarraute : chacun dit tout et n'importe quoi, fantasme à loisir et, donc, dit ce qu'il ne dirait jamais en société (peut-être même ce qu'il ne se dirait pas à lui-même, les autre servant de catalyseurs). Jusqu'au moment où H.1 se calme, reprend son hiatus sur les auvents, et que Jean-Pierre PARLE. On ne saura donc pas si Jean-Pierre aurait parlé si H.1 ne s'était pas énervé dès le début de la pièce, on ne saura pas pourquoi il parle à ce moment précis alors qu'il s'est tu pendant que les autres étaient atteints de logorrhée. Et il semble que la boucle se referme, que la pièce reprend au début, telle qu'elle aurait dû se dérouler si les normes avaient été respectées.

Un simple silence, mieux, une attitude silencieuse, est donc facteur de crise dans un groupe social qui se connaît bien et qui, jusque-là, fonctionnait parfaitement selon ses propres rites et le respect de ceux-ci. Pourquoi H.1 déborde-t-il d'un coup (débordement qu'il attribue d'ailleurs à Jean-Pierre, à un rire supposé de Jean-Pierre, et non à lui-même) ? le titre est censé nous faire penser que c'est le silence de Jean-Pierre, ou plutôt l'effet qu'il produit sur H.1, d'abord, puis sur tout le monde, que c'est ce silence qui révèle le malaise de H.1, qui va s'étendre aux autres. Mais on voit bien dès la première réplique que le malaise est déjà installé (comme il l'est dans les autres pièces de Sarraute que j'ai pu lire). Donc, j'ai une petite réserve sur la structure de la pièce, parce que le malaise premier de H.1 et sa réaction au silence de Jean-Pierre vont se séparer ou se confondre, et que la pièce m'a paru parfois se déliter, se fondre dans un manque d'homogénéité. Vous me direz que c'est à la mesure de H.1, qui multiplie les contradictions et les phrases inachevées... Sans doute ai-je besoin de relire cette pièce, car Nathalie Sarraute ne se saisit pas d'emblée, d'un coup d'un seul. Je reste donc en suspens sur ce point pour l'instant. En revanche, pour tout ce qui est du projet sarrautien sur les tropismes, voilà qui m'intéresse de toute façon au plus haut point.

Challenge Théâtre 2017-2018
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