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Arnaud Rykner (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070386697
96 pages
Gallimard (16/03/1993)
3.12/5   56 notes
Résumé :
Six personnages ne peuvent poursuivre un dialogue normal à cause du silence d'un septième.
L'existence de vide au cœur de l'échange traditionnel fait naître une spirale infernale où chacun est entraîné jusqu'à la destruction de toute vérité, de tout langage. Mais cette cantate à six voix en contient pourtant une septième, celle de l'humour.
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
Mon erreur, ma "faute", encore que provincial et "confiné", je bénéficie d'amples circonstances atténuantes, c'est de n'avoir pas vu jouer la pièce avant de la lire.
Car ladite pièce fut écrite pour la radio avant que le théâtre et Jean-Louis Barrault s'en emparent.
Car ladite pièce reposait sur des "voix", non pas celles de Jeanne, encore que... mais vous l'aurez compris, sur ces sons et ces mots émis par des cordes vocales.
Point d'incarnation(s), point de visages, point de regards... juste des voix... !
De quoi dérouter n'importe quel spectateur en quête de personnages.
Donc, ce soir, on improvise... ont dû se dire les premiers d'entre ceux qui ont assisté à la première.
Ce que j'ai ressenti à la lecture de cette oeuvre de Nathalie Sarraute, c'est ce que j'appellerais le syndrome de l'ascenseur... vous savez cette gêne, ce mal- être bien connu , bien décrit et pas trop mal analysé par les psys, de ces inconnus qui se retrouvent enserrés dans un espace confiné et étroit pour un temps qui, à leurs yeux, n'en finit pas, et ne savent plus quoi faire d'eux-mêmes. Tous les codes sociaux sont alors, le temps de quelques étages, bousculés.
On ne sait plus où poser ses yeux, la pensée et le corps semblent tout ensemble être inhibés.
Tel est un peu le thème de ces sept voix, non incarnées... juste sexuées. Il y a deux hommes "H1 et H2", et trois femmes " F1, F2 et F3" qui se retrouvent face à un homme silencieux ( lui a un prénom ) Jean-Pierre, dont le silence va agir un peu comme agit celui du psy en face duquel vous vous trouvez... et auquel vous passez des banalités des débuts aux spasmes vomis par votre inconscient au fur et à mesure que les séances avancent.
Ce silence que ces six personnages ne savent pas interpréter, va générer chez chacun d'entre eux un mal-être ( pensez à l'ascenseur et à la séance du psy ) qu'ils vont traduire par des mots réactions qui vont aller de l'insignifiant au douloureusement signifié.
Thème très intéressant s'il en est, et dont j'espérais davantage que ce que j'en ai retiré.
Une fois encore, je n'impute pas la faute à l'auteure, mais au fait de ne pas m'y être pris comme je l'ai mentionné précédemment : 1) Aller voir la pièce au théâtre - 2) Lire la pièce.
Au final, j'ai ressenti ce qu'un critique en a dit lors de sa création : " C'est mince, intelligent, subtil, ravissant et un peu ennuyeux."
PS : théâtre psychologique... à relire !
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Première pièce de Nathalie Sarraute, le silence fut créée pour la radio, tout comme le mensonge, à la demande de Werner Spies (qui deviendra plus tard une référence pour son travail sur Max Ernst). Avec le théâtre, Nathalie Sarraute allait devoir s'attaquer à un véritable paradoxe : faire dire à des personnages ce que, d'habitude, dans sa littérature, ils taisaient : ces petits malaises dont on ne peut se détacher mais qu'on ne révèle pas aux autres, ces non-dits derrière lesquels se cachent des déferlantes de l'inconscient, ces "mouvements intérieurs" qui ne peuvent se dévoiler à la société et qui minent ceux qui les éprouvent. On est bien dans ce qu'elle a nommé les tropismes, à la différence qu'avec le théâtre, il va lui falloir transformer le sous-texte en texte. Ce qui lui parut impossible tout d'abord, et lui fit refuser l'offre de Werner Spies. Qui insista.

La trouvaille de Nathalie Sarraute fut de mettre justement dans la bouche de ses personnages les mots qu'ils ne devraient pas prononcer, ce qu'il ne diraient jamais en temps normal, qui les fait donc déborder du cadre des convenances sociales. C'est pourquoi ils ont du mal à mettre des mots sur leur malaise, c'est pourquoi ils bafouillent, c'est pourquoi ils parlent régulièrement de folie. Ça explique aussi en partie pourquoi ils semblent adopter parfois un langage artificiel (même si l'auteure ira vers plus de naturel langagier dans une pièce comme Pour un oui ou pour un non). le silence fonctionne donc de cette façon : des personnages, et surtout un personnage, H.1, qui disent ce qu'il ne sont pas censés dire.

H.1 est, dès le début de la pièce, mis mal à l'aise par les compliments de ses amis qui l'écoutent parler de détails architecturaux de l'art byzantin, de "petits auvents", précisément. Il cherche à les arrêter, il ne veut pas continuer à parler, il se sent pris en défaut. de flagornerie ? de méconnaissance du sujet ? de manque d'éloquence ? Toujours est-il que les autres insistent et qu'il s'énerve, et c'est déjà là que la crise survient, avant même qu'un autre personnage soit mis en cause. Il est incapable de s'expliquer sur ce malaise, dont les raisons lui paraissent évidentes. Donc, en toute logique, les autres sont incapables de le comprendre. Et le voilà persuadé qu'ils se moquent de lui. Pire, il y a Jean-Pierre (le seul qui possède un prénom bien défini dès le départ), qui se tait. Ce qui provoque une nouvelle crise chez H.1, ou plutôt la porte à son apogée. Et chacun de parler de Jean-Pierre, qui serait timide, qui serait ceci ou cela, qui aurait telle ou telle raison de se taire, bref, qui donne lieu à tous les fantasmes sur son silence, sur ses motifs, sur les gens qui se taisent et qui sont mystérieux ou insupportables - tout ceci non sans humour de la part de l'auteure. Toute cette partie de la pièce relève donc de cette structure inventée par Nathalie Sarraute : chacun dit tout et n'importe quoi, fantasme à loisir et, donc, dit ce qu'il ne dirait jamais en société (peut-être même ce qu'il ne se dirait pas à lui-même, les autre servant de catalyseurs). Jusqu'au moment où H.1 se calme, reprend son hiatus sur les auvents, et que Jean-Pierre PARLE. On ne saura donc pas si Jean-Pierre aurait parlé si H.1 ne s'était pas énervé dès le début de la pièce, on ne saura pas pourquoi il parle à ce moment précis alors qu'il s'est tu pendant que les autres étaient atteints de logorrhée. Et il semble que la boucle se referme, que la pièce reprend au début, telle qu'elle aurait dû se dérouler si les normes avaient été respectées.

Un simple silence, mieux, une attitude silencieuse, est donc facteur de crise dans un groupe social qui se connaît bien et qui, jusque-là, fonctionnait parfaitement selon ses propres rites et le respect de ceux-ci. Pourquoi H.1 déborde-t-il d'un coup (débordement qu'il attribue d'ailleurs à Jean-Pierre, à un rire supposé de Jean-Pierre, et non à lui-même) ? le titre est censé nous faire penser que c'est le silence de Jean-Pierre, ou plutôt l'effet qu'il produit sur H.1, d'abord, puis sur tout le monde, que c'est ce silence qui révèle le malaise de H.1, qui va s'étendre aux autres. Mais on voit bien dès la première réplique que le malaise est déjà installé (comme il l'est dans les autres pièces de Sarraute que j'ai pu lire). Donc, j'ai une petite réserve sur la structure de la pièce, parce que le malaise premier de H.1 et sa réaction au silence de Jean-Pierre vont se séparer ou se confondre, et que la pièce m'a paru parfois se déliter, se fondre dans un manque d'homogénéité. Vous me direz que c'est à la mesure de H.1, qui multiplie les contradictions et les phrases inachevées... Sans doute ai-je besoin de relire cette pièce, car Nathalie Sarraute ne se saisit pas d'emblée, d'un coup d'un seul. Je reste donc en suspens sur ce point pour l'instant. En revanche, pour tout ce qui est du projet sarrautien sur les tropismes, voilà qui m'intéresse de toute façon au plus haut point.

Challenge Théâtre 2017-2018
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Il n'est pas besoin d'être un grand philologue pour comprendre que le Silence est un pur exercice de style, intellectualiste et universitarien, issu d'une époque qui finissait de confire en académisme d'iconoclastes où tout ce qui était estampillé « nouveau » s'inscrivait à plein au coeur de la vogue, et qui publiait quantité de livres faciles à écrire et à louer, et beaucoup plus d'essais anodins que de chefs-d'oeuvre : on n'osait plus déclarer que c'était piètre et minéral, que ça ne tenait d'aucune envergure, que c'était de la littérature de poseur douceâtre après les justes insultes d'auteurs fin-de-siècle, on adulait encore Sartre pour ses lapalissades morales de lycéens. Or, je crois pouvoir expliquer la genèse de cette oeuvre : c'est l'occasion où un auteur trouva ingénieux de définir le plus exhaustivement la notion de « silence en société » dans une pièce de théâtre, et judicieux de proposer un personnage dont le mutisme obstiné trouble autrui, ou choque, ou amuse, et pertinent de suggérer que cette « problématique » s'inscrit en un ordre forcément métaphysique et « politico-sociale », malgré beaucoup de surestime patente, ce qui constitue la marque des « grands écrivains » français entre 1945 et 1970 : ce sera par ailleurs l'occasion pour Sarraute de développer l'idée de « tropisme », son exclusivité savante « à elle » et sa fierté puérile, idée selon laquelle on admet un cheminement sentimental intérieur de crise pour la moindre variation d'humeur, que l'auteur explicite à l'excès comme si le personnage devait hurler en totale désespérance une banale envie d'uriner. le Silence est un exercice de 45 pages écrites en gros caractères sur le maximum de significations psychologiques qu'on peut prêter à un silence qui intervient dans une conversation mondaine, pièce rédigée par un auteur qui, probablement incapable de distinguer ses bonnes de ses mauvaises inspirations, les livre toutes sans distinction à la faveur d'éditeurs complaisants.
Il est vrai que le problème du silence – entendre : le silence pris comme objet foncier de l'intrigue, comme sujet même et pas seulement comme accessoire dramaturgique – est, je crois, relativement inédit au théâtre ; ne tout de même pas considérer le paradoxe d'un acteur-qui-ne-dit-rien comme une innovation géniale : c'est une idée qui traverse l'esprit de tout dramaturge débutant quand il répartit des répliques et des rôles et en envisage des alternatives. Pour autant, beaucoup d'inédits artistiques se justifient aussi par leur absence d'intérêt : c'est selon moi où se situe cette pièce, qui demeure une sorte d'objet conceptuel – et à peu près tout ce que l'art a exposé de « conceptuel » repose sur une supercherie généralement sue –, s'agissant d'un silence auquel l'auteur ne prend même pas la peine, c'est-à-dire ne fait même pas l'effort, de constituer une valeur plausible, de l'introduire avec habileté dans un contexte, de le faire suggérer au lieu d'inciter les acteurs à crier et à trembler sur des présomptions immédiates et insensées – qu'on peut bien appeler « tropisme » si l'on veut, qui ne sont que façons d'hystérie qu'une convention théâtrale essaie de passer pour raisonnables et édifiantes. Ce n'est même pas un silence relevant d'une élaboration d'intrigue, par exemple d'un secret, d'une honte, d'un jugement, etc. mais ce sont toutes les hypothèses l'une après l'autre, avec un minimum de lien seulement pour que ça ne semble pas trop arbitraire et qu'on puisse en rédiger des notes. Si l'on doute de la facilité à fabriquer du théâtre-par-thèmes, c'est qu'on n'est pas écrivain, qu'on n'a pas seulement tenté de l'être ; qu'on s'y essaie une fois et l'on verra qu'en quelques minutes on peut concevoir l'originalité d'une oeuvre littéraire… : sans dialogue, sans mouvement, sans sujet, sans esprit de conséquence, sans temporalité, ou, pourquoi pas, sans la lettre « i », etc. Ce fut largement le projet du Nouveau-roman de réaliser des textes que nul ne veut lire par tentatives exclusives de fabriquer des idées bizarres, ostensibles et « patrimoniales », et ce fut aussi largement son destin de connaître en tant qu'école une notoriété historique par défaut de concurrence et qui fut bien proportionnelle à son innocuité en tant que courant de pensée et qu'influence artistique.
C'est ennuyeux, invraisemblable, ampoulé et objectivement vide, sans une idée décisive et mâle, quoique indéniablement masculin en un style de recherche crâne et concerné. Ce désir de « faire viril », qui caractérise le style de beaucoup de femmes écrivains jusqu'à nos jours, se perçoit particulièrement dans la désignation des personnages qui, faute de disposer de prénoms, seront (sauf un d'eux) des H. (pour « homme ») et des F. (pour « femme »), suivis d'un numéro ; on a donc : « H. 1 », « F. 3 », etc. (dans la liste des personnages, les hommes (les « H. ») sont annoncés avant les femmes). Or, combien de possibilités élégantes étaient permises, au lieu de ces désignations de cobayes ! On pouvait écrire, en tragédie antique : « Premier homme », « Troisième femme », ou, si l'on craignait de suggérer une hiérarchie : « Homme numéro un », « Femme numéro trois ». Mais l'aspect d'objectivité froide d'une stricte numérotation avec initiale confère une stature scientifique et mâle qui est propre à ces auteurs féminines soucieuses d'insertions et de succès dans une communauté d'hommes. Je ne fais pas ici dans le symbole : il est évident, si l'on y songe comme auteur, que l'écriture de ces noms permettait beaucoup de variétés et que le choix de Sarraute s'est porté sur ce qui fait crânement masculin. L'intention est nette : « Je vais (une fois de plus dans l'histoire de la littérature) me départir de personnalité et m'associer à une neutralité d'hommes qui consiste elle-même en une dépersonnalisation de distance et pour l'honneur. » C'est lâche et ce n'est pas artiste ; c'est superficiel en révélant le désir d'une mondanité jusque dans la création.
Pourtant, comme pour tout ce qui manque de profondeur ou qui sur bien des points n'est pas « fini », on peut en échafauder à l'envi une multitude de « pistes-d'interprétation » chargées de parachever l'ouvrage à la place de l'auteur, et c'est pourquoi on en fit comme d'ordinaire un symbole et même un ensemble de symboles peut-être contradictoires, et c'est aussi pourquoi la pièce constitue cette année une oeuvre-pour-agrégatifs. Mais même l'étudiant, pourvu qu'il soit sincère, trouvera qu'en comparaison des drames qu'il a pu lire, celui-ci rend un son creux, une sécheresse emphatique, verbosité prétentieuse qui n'intéresse guère malgré la recommandation de ses professeurs : il faut certainement un abondant renfort didactique et biographique pour parvenir à donner sur l'oeuvre, à force de déformations du jugement critique, une impression favorable, par rebonds de tout ce qu'il y a de connexe à l'oeuvre même – ça se lit, ça s'oublie, il n'en reste que des fiches thématiques ordonnées, des cours à répéter sans passion comme un devoir de professionnel. À vrai dire, je plains beaucoup les Agrégatifs de devoir apprendre cela, de s'efforcer d'en extraire une matière qui soit mieux qu'anecdotique et artificielle, notamment de s'abîmer l'esprit jusqu'à se persuader peut-être qu'une dizaine de citations à retenir vaudront une synthèse intéressante. Et comme ce n'est pas une mais deux oeuvres de Sarraute qui tombent cette année, j'estime probable que des jurés proposent une question de littérature comparée aux candidats, notamment à l'oral, sur ces pièces. Et certes elles ne sont pas longues, mais si l'on y songe, on trouvera que c'est peut-être pire, parce que cela signifie qu'il va falloir « délirer » longtemps pour en dresser l'académique éloge ; ce sera tout à fait une manière de dévoiement du sens artistique pour les futurs enseignants…
Il y a pourtant quelque chose de comique dans ce livre – c'est une drôlerie qu'il est bien entendu défendu de remarquer à l'Agrégation –, c'est la façon dont le préfacier Rykner défend la pièce de Sarraute coûte que coûte, sans la moindre distance, selon la méthode obligatoire des enseignants érudits, sans personnalité pour jamais suggérer un défaut puisque c'est l'Auteur. J'écris « comique » et le pense vraiment, sans sarcasme : c'est un homme qui sent que la pièce ne vaut que comme illustration d'un courant littéraire et qui, pour le cacher, use d'emblée de la prétérition c'est-à-dire qu'il évacue le fardeau du prohibé pour le soulagement de l'avoir déjà écrit : « Replacer le Silence dans le contexte de sa rédaction – le début des années soixante et l'apogée du « Nouveau Théâtre » – risquerait fort de nous entraîner à n'en faire qu'une anti-pièce de plus parmi la multitude de celles qui fleurirent alors » (page 9) ; et voici un guide qui pense tellement fort ce qu'il n'est pas censé dire qu'il l'exprime d'emblée pour s'en débarrasser. Puis, quand il dresse un court répertoire de critiques négatives d'époque sur la pièce, et qui me paraissent plus que mesurées puisqu'aucune n'éreinte (ce qui me semblerait, à moi, mesuré), il faut absolument qu'il en signale « l'injustice », mais de façon si maladroite qu'on se demande si un esprit intelligent et conséquent a pu écrire de telles contradictions : « On ne saurait montrer la mécompréhension avec laquelle la pièce fut reçue par certains… Laboratoire intellectuel, expérience littéraire sans réalité scénique, le Silence serait tout sauf du théâtre. Et c'est vrai en un sens ! » (pages 79-80) Valait-il bien la peine pour Rykner de s'indigner de ce qu'il reconnaît immédiatement une vérité ? Il atteint le comble de la naïveté et de la mauvaise foi peu après : « Tous les journalistes cependant, tant s'en faut, n'ont pas affiché la même myopie – qu'il est, reconnaissons-le, toujours facile de dénoncer avec le recul. » (page 80) : c'est à ces citations qu'on décèle précisément le processus de sélection des oeuvres par le critique opportuniste. Il faut bien la relire, c'est un cas élémentaire de psychologie et qui doit servir pour confondre un universitarien passablement maladroit : des journalistes ont donc été « myopes » faute d'avoir eu le « recul » de connaître le succès de Sarraute avant qu'il se produise, autrement dit comme ils ignoraient alors que ce théâtre aurait une certaine gloire, ils pouvaient se tromper en en disant du mal. On doit donc comprendre que, selon Rykner, c'est la notoriété qui permet d'orienter la critique vers le juste ou l'injuste : il ne s'agit que d'anticiper cette notoriété, et d'y correspondre. C'est, à bien y réfléchir, la méthode habituelle des professeurs : relever ce qui a plu et s'accorder avec ce triomphe en tâchant de trouver après coup les qualités du textes susceptibles d'y avoir contribué. Je ne crois sincèrement pas exagérer l'implicite du préfacier : ces journalistes ont eu tort de la dénigrer parce que Sarraute est devenue célèbre ; inversement : Sarraute fut connue et appréciée ergo c'est un auteur de talent ; nul doute que Rykner procède de la belle façon : quelle pauvre espèce d'esprit et de critique ! Il n'est pas difficile d'avoir bonne vue quand on dispose des lunettes correctrices – des loupes grossières ! – de ce que le siècle présente comme respectable ! Mais on reconnaît la vanité d'un tel homme à un attribut qu'il faut lui admettre, qui est plus rare qu'on ne pense et que je ne remarque si caractérisée que dans peu de dossiers, c'est, quand il disserte d'une oeuvre, de pouvoir en faire des commentaires qui s'appliqueraient aussi bien à n'importe quelle oeuvre du même genre général. Un exemple ? la conclusion même de ces notes ; mais procédons par test. Concevez, je vous prie, une oeuvre théâtrale, n'importe quel titre, de n'importe quelle époque. Est-ce fait ? l'avez-vous bien en tête ? Parfait. Or, ne trouvez pas de cette pièce la vérité suivante, que : « ce langage dramatique, il nous appartient encore aujourd'hui de le découvrir dans toute sa richesse, en faisant abstraction de toute idée reçue et en prêtant l'oreille à ce monde intérieur en ébullition qui nous est donné à voir dans la violence et l'humour mêlés qui sont les siens. » ? (page 81) Je suppose que ça s'adapte à peu près.
Pour revenir à cette conclusion si « oecuménique », j'ignore – sauf à présumer comme ils font tous avec excès et perpétuellement en faveur des livres-du-patrimoine-français, c'est-à-dire de manière partiale, c'est-à-dire en adhésion avec les valeurs et les dogmes, et c'est-à-dire presque sans philologie scientifique – comme on peut avoir trouvé à le Silence de l'humour : je mets au défi quiconque d'en citer un passage qui prête à sourire, à moins que ce ne soit par contraste avec la morne solennité incrédible de l'ensemble, évoquant l'inutilité bavarde d'un Huis-clos de Sartre. Je sais bien que, quand on va au théâtre à Paris, on voit parfois des salles entières qui rient avant que ce soit drôle, et non seulement cela mais avec une démesure très singulière et quelque peu inquiétante : il faut entendre qu'on rit parce qu'on a d'abord su que la pièce était comique et qu'on veut recevoir la détente pour l'argent qu'on a dépensé ; en somme, le contenu de l'oeuvre dramatique n'a plus guère de rapport avec la réaction du spectateur, du lecteur ou du critique. Je veux bien, c'est tout à fait ce qu'il faut à des Agrégatifs : les émotions édifiantes qu'on leur dicte et qu'ils sont censés inclure en quantité stoechiométrique (et toujours un peu mystérieuse) dans leurs copies, feignant de les avoir remarquées eux-mêmes ou en s'en étant persuadés. Mais pour moi, il m'est venu une image personnelle et éloquente de presque tout ce que j'ai lu de Sarraute jusqu'à présent, et si une telle vision ne parlera pas à tous et ne doit point entrer dans la composition d'une dissertation-avec-introduction-en-tant-de-parties, elle me suffit à moi, et probablement à ceux qui convertissent les réalités qu'ils fréquentent en auras poétiques transposables en couleurs et en signes ; et voilà comme je visualise Sarraute, ce qui inclut son oeuvre :
Une femme condamnée à être un peu trop sérieuse et qui, avec une fausse audace, sort en ville le soir, le mollet nu, dans un imperméable beige pour homme.
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C'est la première pièce écrite par Nathalie Sarraute, à la demande insistante de Werner Spies travaillant pour une radio de Stuttgart. La pièce sera créée en traduction allemande sur les ondes de cette radio en avril 1964 ; cette version sera reprise par diverses radios allemandes et européennes en général. En parallèle, le texte paraît en février 1964 au Mercure de France. La première création sur scène, dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault, a lieu en 1967. La pièce est créée à l'occasion de l'inauguration de la petite salle de l'Odéon ; dans la même représentation figure le mensonge, une autre pièce courte de Sarraute. Une autre mise en scène mémorable est celle de Jacques Lassalle, pour l'inauguration du Vieux-Colombier, devenu la deuxième salle de la Comédie Française. Certains ont reproché à cette mise en scène de trop tirer la pièce vers le comique, mais Sarraute n'y voyait pas d'inconvénients, et semblait même, d'après ses déclaration, préférer cette mise en scène.

La pièce comporte 6 protagonistes : 3 hommes et 3 femmes. Ils sont désignés comme H1, F1 etc. Une notable exception, le troisième homme, Jean-Pierre, le seul qui s'affiche sous son prénom. H1 raconte ses vacances, et il en vient à une sorte de cliché sur des ravissantes maisons en bois avec des auvents. Il en vient à douter de l'intérêt de ce qu'il raconte, malgré les encouragements de autres personnages. Enfin, de certains, parce que Jean-Pierre se tait. Et ce silence semble provoquer un malaise, le doute. Tout le monde se met à interpréter le silence en question : timidité, mépris etc. Chacun projette ses doutes, ses angoisses. le silence de Jean-Pierre semble faire dérailler la machine social, obliger les personnages à s'interroger sur le sens des échanges banals, sans doute un peu creux, du discours qu'ils tiennent. Mais il suffit de quelques mots, aussi insignifiants soient-ils de Jean-Pierre, pour que la machine reparte, et que le doute disparaisse.

C'est à la fois très réaliste, dans ce récit de souvenirs touristiques un peu préfabriqués, et irréel, par le déraillement qui intervient tout d'un coup, sans raison, juste le silence d'un personnage qui vide d'une certaine manière de sens un échange social banal, ou plutôt qui fait apparaître son inanité. Une sorte de déchirure dans la trame du quotidien se produit, qui permet d'entrapercevoir un grand vide derrière le rideau. Qu'il faut cacher le plus vite, en faisant rentrer les choses dans l'ordre.

J'adorerais le voir sur scène, je pense vraiment qu'on peut le jouer de manières très différentes, entre un comique débridé, et quelque chose qui pourrait être tout simplement angoissant.
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Cette première pièce de Sarraute écrite pour la radio est une drôle de petite pépite. Contrairement à ce qu'affirment beaucoup de lecteurs, le Silence n'a rien de psychologique, comme toute l'oeuvre de Sarraute d'ailleurs. Les personnages ne parlent pas de leurs angoisses et de leurs émotions, mais ils agissent et parlent à partir de ces angoisses et de ces émotions, ce qui est bien différent. Cette pièce est ainsi comme une petite peinture de notre irrépressible besoin de contact et de sociabilité, besoin qui nous plonge dans des béances insondables lorsqu'il est contrarié par un inexplicable silence.
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Citations et extraits (10) Voir plus Ajouter une citation
H.1, rage affolée, froide et désespérée : Ah. Ça y est. Voilà. Ça ne pouvait pas manquer. Vous pouvez être contents. Vous y êtes arrivés. Tout ce que je voulais éviter. (Gémissant.) ... Je ne voulais à aucun prix... Mais (rageur) vous êtes donc aveugles. Vous êtes donc sourds. Vous êtes totalement insensibles. (Se lamentant.) J'ai fait ce que j'ai pu pourtant, je vous ai prévenus, j'ai essayé de vous retenir, mais il n'y a rien à faire, vous foncez... comme des brutes... Voilà. Soyez contents maintenant.
F.3 : Mais qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que j'ai dit ? Mais contents de quoi ?
H.1, glacial : Rien. Vous n'avez rien dit. Je n'ai rien dit. Allez-y maintenant. Faites ce que vous voulez. Vautrez-vous. Criez. De toute façon, il est trop tard. Le mal est fait. Quand je pense... (gémissant de nouveau) que ça aurait peut-être pu passer inaperçu... J'ai commis une bévue, c'est entendu... une faute... mais on pouvait encore tut réparer... il aurait suffi de laisser passer, de glisser... Je me serais rattrapé, j'allais le faire... Mais vous - toujours les pieds dans le plat. Le pavé de l'ours. C’est fini maintenant. Continuez. Vous pouvez faire n'importe quoi.
F.1 : Mais quoi ? Faire quoi ?
H.1, imitant : Quoi ? Quoi ! Mais vous ne sentez donc pas ce que vous avez déclenché, ce qui a été mis en branle... par vous... Oh (pleurant), tout c e que je redoutais...
F.1 : Mais qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que vous redoutiez ?
F.2 : Qu'est-ce qui est déclenché ?
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F.3 : Mais vous savez que vous m'inquiétez ...
H.1 : Ah, je vous inquiète... C'est moi...
F.3 : Bien sûr, c'est vous. Qui voulez-vous que ce soit ?
H.1, indigné : Moi. Moi, je suis inquiétant ! Moi, je suis fou ! Bien sûr. C'est toujours pareil. Mais vous, quand ça crève les yeux... Mais vous ne me ferez pas croire... Vous le sentez comme moi... Seulement vous faites semblant... Vous trouvez que c'est plus malin de faire comme si...
H2 : Mais bon sang, comme si quoi ? Non, décidément, c'est vrai, nous devons tous être de pauvres demeurés... des crétins...
H.1 : Oh, je vous en prie, n'essayez pas de me tromper, ne jouez pas les innocents. N'importe qui de normalement constitué le sent immédiatement... On est... C'est comme des émanations... comme si on...
[On entend un faible rire.]
Vous avez entendu ? Vous l’entendez ? Il n'a pas pu le contenir. Ça a débordé.
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F.3 : Il est timide, c'est tout.
H.1, avidement : Oui, oui, timide. Il est timide. Oui, c'est ça, vous l'avez dit, madame. Voilà. Il ne faut pas chercher ailleurs. Pourquoi irait-on se mettre martel en tête ? Voilà. C'est de la timidité. On va dire ça. Il faut le répéter. Il est timide. C'est merveilleux, comme ça rassure. Quels calmants, ces mots si précis, ces définitions. On cherche, on se débat, on s'agite, et tout à coup tout rentre dans l'ordre. Qu'y avait-il ? Mais rien. Ou plutôt si. Quelque chose d'anodin, de familier au possible. Qu'on est bien... C'était de la timidité.
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"C'est de la timidité. On va dire ça. Il faut le répéter. Il est timide. C'est merveilleux, comme ça rassure. Quels calmants, ces mots si précis, ces définitions. On cherche, on se débat, on s'agite, et tout à coup tout rentre dans l'ordre."
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F.2 : Vous savez que George Sand... C'était son charme. Il paraît qu'elle n'ouvrait pas la bouche.
F.1 : Oui, elle fumait de gros cigares. Je l'imagine : les yeux mi-clos, l'air mystérieux. Ça ne m'étonne pas que tous les contemporains aient été sous le charme.
H.2 : Vous oubliez un petit détail : elle avait son œuvre pour la porter. Ça meublait le silence...
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Thème : Nathalie SarrauteCréer un quiz sur ce livre

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