Dans l'Histoire de sa Vie (ces mémoires de la jeunesse de Sand), le nom de Pagello (qui vivait et devait vivre longtemps encore) n'est pas prononcé; il n'est même pas fait allusion au rôle joué par lui dans l'aventure vénitienne. L'auteur explique la prolongation de son séjour italien après le départ de Musset par cette circonstance, peu vraisemblable, qu'elle n'avait pas alors l'argent nécessaire pour supporter les frais de son retour en France. Les fonds que Buloz lui avait envoyés, à titre de rémunération pour des pages fournies par elle à la Revue des Deux-Mondes, se trouvèrent, dit- elle, retenus par erreur à la poste autrichienne pendant près de deux mois : elle se vit un moment si gênée qu'elle emprunta 200 francs d'un ami de son mari qu'elle avait connu au Mont-Dore et qu'elle retrouva par hasard à Venise! Quoi qu'il en soit de cette explication dont nous pouvons désormais apprécier la valeur, elle ne se mit en route pour Paris que dans les derniers jours de juillet 1834., quatre mois après Musset, et elle y mena Pagello avec
elle.
Nous avons défini plus haut la conviction mystique comme l'expression d'un « impérialisme » encore irrationnel, ou suprarationnel dans son interprétation des péripéties de la lutte vitale, comme un effort de la volonté de puissance, ce ressort essentiel de l'être à nos yeux, pour s'appuyer, dans la créature intelligente, sur une alliance métaphysique et sur une collaboration supposée de l'Au-delà. Il résulte de cette définition que les deux penchants de l'esprit susceptibles de favoriser l'interprétation mystique des faits sont d'une part cette volonté de puissance particulièrement insistante et stimulatrice en certains caractères que la psychologie expérimentale a baptisée du nom d'orgueil, d'autre part, une exceptionnelle émotivité du tempérament qui interprétera ses propres mouvements, généralement confus et peu susceptibles jusqu'à présent d'analyse exacte, comme les signes de la présence ou de l'assistance d'êtres surhumains.
On lit dans la première édition de Lélia un passage véritablement prophétique : c'est celui où l'amoureux Sténio, rebuté par la prophétesse que plonge dans le désespoir l'abandon présumé de son Dieu, lui adresse ces paroles brillantes (dont George Sand s'empressa, il faut le remarquer, de faire disparaître toute trace dans sa rédaction de 1839) : « Vous êtes fière, Lélia, du sommeil de vos sens, et vous dites hardiment : Je puis défier les hommes !... Ne craignez-vous pas que votre maître (divin) pour dompter l'orgueilleuse révolte de son esclave, ne vous envoie un jour le désir effréné et qu'il ne dise au marbre de s'embraser? »
A peine l'auteur du roman en avait-elle tracé les dernières lignes en 1833, que la prédiction du jeune poète s'accomplissait pour elle à la lettre. Sur sa route se dressait soudain un poète presque adolescent encore, qui ressemblait trait pour trait à celui dont elle avait fait le soupirant dédaigné de son héroïne.