Ignorer l'histoire dans laquelle on vit, la lutte désespérée de ses voisins, vous rend superficiel. Et cette indifférence laisse la porte grande ouverte à la brutalité. Pire encore, elle devient brutalité.
Les Turcs avaient beaucoup d'ennemis ! Les terroristes, les communistes, les Arméniens... Les mots étaient interchangeables. Depuis le coup d'Etat, tous les démocrates avaient été déclarés communistes, tous les communistes, arméniens, tous les Arméniens, terroristes. D'après les livres que nous devions apprendre par cœur, ligne après ligne, le diable nommé "Arménien" était l'éternel ennemi du Turc. Arménien signifiait comploteur, collaborateur, traître, ennemi de l'intérieur, assassin. C'étaient eux la force occulte dissimulée derrière les communistes. L'injure "bâtard d'Arménien!" tenait le haut du pavé parmi les insultes les plus populaires.
Avec le temps, j'allais comprendre qu'en Turquie, il était difficile pour les Arméniens d'être heureux.
Etre arménien en Turquie, c'était déambuler sans révolte sur des avenues baptisées des noms des gouvernants responsables du génocide. C'était prononcer le nom de l'assassin de son grand-père ou de sa grand-mère en échangeant une adresse. C'était hésiter à parler à haute vois dans les rues. Faire la sourde oreille aux insultes. Se dissimuler pour exister.
Les mots qui sortent de la bouche entrent par une oreille et ressortent par l'autre. Mais les mots du cœur vont droit au cœur.
A cette époque, détenir un recueil d' Aragon ou d' Eluard constituaient un délit. Des années de plomb ou lire des poèmes confinait au communisme.
Comment peut-on raconter que l'on est seul au monde ? Parfois en partageant le silence. Parfois en plongeant ensemble dans le passé, les récits de mort, étouffés par quelques minutes de tristesse.
Quel est le prix de l'oubli ? Que devient-on lorsqu'on oublie?
Dans ma famille, l’allégeance à la gauche interdisait la moindre allusion aux appartenances ethniques. Le refus de la stigmatisation raciale et l’internationalisation peuvent rendre insensible à la hiérarchisation ethnique dans le pays où l’on vit. On ne parlait jamais des contrées d’où nos grands-parents étaient venus, ni des mélanges opérés. Être stambouliote, c’était de toute façon porter en soi un peu des Balkans, un peu de Caucase et un peu d’Anatolie. Aussi, en tant que famille stambouliote de gauche, nous avions adopté l’identité turque dominante.
Et si, à travers les mille variantes des slogans, on te rappelle chaque jour que tu es le maître des lieux, une cuirasse d’assurance enveloppe ton âme. L’armure du maître de maison. Je ne peux mentir, j’ai porté cette armure.
La passivité face à ce crime est globale. Et en les abandonnant,nous devenons complices