un homme de confiance restait toujours un homme qu'on n'avait pas encore soumis à la question.
Sais tu quel dernier rempart nous sauve de la domination des petits ?
C'est que le courrier est lent...
Le jour où les lettres arriveront vite et ne s'égareront plus dans les beuveries des messagers et des chevaucheurs, les petits se retrouveront, s'uniront et parlont d'une seule voix.
[…] Toutes ces croix de cendre que nous devons leur dresser… Et comme eux, sans sépultures, nos espérances, nos joies, nos certitudes… Combien de croix de cendre à tracer sur le sol de nos cellules pour nos désillusions ?
" On se gèle les couilles, frère Antonin."
"Tu as une mémoire de vieillard", disait Robert à son compagnon qui le corrigeait : " Les vieillards oublient tout." Mais, pour Robert, la vieillesse commençait à trente ans. La jeunesse n'avait pas besoin de souvenirs. Elle vivait du jour, des sensations de l'instant, insouciante du lendemain. La mémoire faisait des provisions, elle annonçait les fins à venir et signait l'âge.
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Pourtant son esprit était délié mais il laissait son aspect pitoyable parler à sa place pour limiter les corvées qu'on hésitait à exiger de lui. Il prétendait qu'une fatigue naturelle héritée du ciel lui tenait lieu d'ange gardien. Je pense plutôt qu'une grande paresse gardienne, héritée de lui-même, l'assistait dans tous les actes de la vie.
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Sais tu quel dernier rempart nous sauve de la domination des petits ?
C'est que le courrier est lent...
Le jour où les lettres arriveront vite et ne s'égareront plus dans les beuveries des messagers et des chevaucheurs, les petits se retrouveront, s'uniront et parelont d'une seule voix.
Eckhart restait silencieux. Sa question me troublait. La prière était le devoir premier du moine. Peut-être n'avais-je pas répondu comme il le fallait. J'osai l'interroger :
- Et vous, maitre, pourquoi priez-vous?
Sa réponse me saisit.
-Je prie pour que Dieu ne me donne rien. C'est cela qu'il faut attendre, Guillaume. Si Dieu donne du néant il donne le juste prix de la prière.
Déconcerté, je continuai :
- Cela ne sert donc à rien de prier ?
- Je n'ai pas dit cela. Quand tu demandes quelque chose à Dieu, que crois-tu faire? Lui rappeler son devoir envers toi? L'inciter à t'ofrir sa protection ? Personne ne peut inciter le ciel à quoi que ce soit. Ta voix pourrait porter à l'infini, elle ne ferait pas obéir les anges. Dieu n'est pas comme un roi qui distribue sa bienveillance et que tu pourrais émouvoir ou séduire. Dieu n'a pas de coeur, Il a sa propre guise.
Ce jeune frère connaissait Aristote aussi bien que les maîtres en théologie et ne se référait qu'à lui. Il avait une mémoire prodigieuse et pouvait réciter des pages entières de ses traités. On disait entre nous qu'il était"gros d'Aristote". Et le philosophe lui allait bien. Comme lui, il mettait de la raison partout et de la spiritualité nulle part.
Ce sont les sermons en allemand, en langue vulgaire, qu'il autorisa à la publication qui furent la source de sa gloire. Et aussi de sa chute. IIs permirent à ses idées dissidentes de toucher des esprits non universitaires, non formés aux nuances théologiques, en échappant à la censure de l'Église.
Pourtant la menace qu'il représentait me semblait bien limitée. Sa pensée était tellement complexe, tellement élevée, que personne n'était capable de la saisir. Moi-même, à qui il donna pourtant tous les outils, je crois pouvoir dire que je n'ai jamais compris un seul sermon de maître Eckhart.
Ce sont des femmes pieuses qui m'en ont donné la clé, bien plus tard. Selon elles, il ne fallait pas chercher à les comprendre, il suffisait de les aimer.
Ce conseil, si innocent en apparence, était le plus juste. Le cœur était le meilleur secret de compréhension de la pensée du maître, même s'il en appelait à la raison pour suivre son chemin. C'était le pouvoir unique de ses sermons. Leur obscurité s'éclairait dans le cœur.