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Critique de Henri-l-oiseleur


Il est bien difficile d'éviter les erreurs quand on aborde la pensée antique, si même un éditeur permet de traduire "otium" par oisiveté, dans le même esprit de marketing qui laisse traduire "Confessions", dans Saint Augustin, par "Aveux". L'otium, c'est le loisir studieux, la retraite active loin des affaires de la cité, où l'on se consacre aux travaux vraiment humains, à savoir la philosophie. Ce loisir studieux est réservé aux nobles, qui ont à leur service esclaves et serviteurs chargés d'assurer leur vie matérielle. Sénèque appartient à l'élite sociale d'un monde qui méprise le travail, la production, l'utilitaire. Pour vivre dans un tel mépris, il faut être riche.

Seulement, Sénèque pratique la philosophie stoïcienne (non pas "stoïque" : est stoïque la personne qui sait souffrir sans se plaindre, ce n'est pas une activité philosophique, mais une qualité morale, le courage). Ce mot, philosophie, entraîne à son tour son lot de contresens : dès Socrate et Zénon, philosopher n'est pas seulement raisonner, encore moins exposer complaisamment ses "opinions" (ça, c'est le vice des sophistes, qui confondent pensée et opinion, la doctrine méthodique, construite, avec les préjugés). Philosopher, c'est se mettre modestement à l'école d'un maître, étudier ses textes, écouter ses enseignements, faire taire, le plus souvent, ses propres préjugés, et réformer sa manière de vivre. Pierre Hadot, dans son essai "La philosophie comme manière de vivre", a tout dit sur le sujet.

Le Stoïcien a foi en la providence divine. Il croit que l'univers est dirigé sagement, malgré le mal qu'il voit et déplore. Il devient apte à contempler l'ordre providentiel du monde, grâce à l'otium, éveillent et développant en lui l'étincelle divine qui lui permet d'être homme et le rend parent des dieux. Or un homme stoïcien, un homme véritable, ne peut vivre perpétuellement dans l'otium : ce serait une désertion, et c'est ce que Sénèque enseigne à Lucilius, tenté par l'école épicurienne qui prône le retrait absolu, inconditionnel. Un Stoïcien a des devoirs, la providence lui impose d'agir en ce monde et donc de s'y engager (non pour le changer, mais pour y faire son devoir). Sénèque a exercé de hautes fonctions, au point d'y trouver la mort, exactement comme Marc-Aurèle un siècle après lui. Il n'y a nulle contradiction entre cette doctrine et la pratique.

Le stoïcisme impose à ses adeptes d'accepter l'ordre du monde et d'y prendre leur part. Il pose souvent de façon aiguë la question de la Théodicée, la justice divine (et non la "théodictée") : la providence a fait de Sénèque un sénateur richissime, chargé des affaires de son clan, ou d'Epictète, un esclave. Dans tous les cas, chacun doit se soumettre et faire son devoir avec égalité d'âme, avec ataraxie, à savoir, sans se laisser troubler par les passions, les préjugés, le corps.

Enfin, la dernière erreur que nous commettons sur Sénèque, c'est que nous ne le lisons pas en latin. Si nous jugeons de son style dans cette édition, c'est le style du traducteur que nous jugeons. Sénèque eut un grand admirateur, et un magnifique imitateur : Michel de Montaigne, qui en français tenta d'écrire comme lui, ce qui lui valut le surnom de "Sénèque français". Montaigne, lui aussi, choisit l'otium dans son château, à trente-trois ans, mais accepta stoïquement l'ordre du roi Henri III de devenir maire de Bordeaux au beau milieu de la peste et des guerres civiles. Il continua d'écrire à la façon de Sénèque jusqu'à son dernier jour : de quelle façon ? En refusant les longues phrases éloquentes, les périodes équilibrées du latin d'Erasme, de Cicéron, dont Rabelais se moque dans certaines de ses oeuvres. Il réinventa en français le style que Sénèque avait inauguré en latin : le "style coupé".

On choisira donc les éditions des oeuvres de Sénèque avec prudence. Mieux vaut avoir recours aux livres des Belles-Lettres, bilingues ou seulement en français, pour éviter les erreurs les plus grossières. Les éditions annotées et expliquées sont préférables, bien sûr : on ne lit pas ces textes, on les étudie.
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