Sans être jolie, elle possédait un charme un peu garçonnier, avec un grand air de santé physique. Petite, mince et brune, elle ignorait la fatigue. Les gens d’Applecross prétendaient qu’elle était effrontée, ce qui est faux. Simplement, elle se moquait des commérages et le prouvait en étant l’amie de Murray Donegal. Le vent avait, une fois pour toutes, fardé son visage. Une frange épaisse et sombre descendait sur un front bombé qui lui donnait l’aspect têtu d’une chevrette. Ses lèvres étaient fortes, ses dents saines et bien plantées. Son visage était sans doute trop court pour être beau, mais l’ensemble n’était pas déplaisant. La taille aussi était courte. Le regard manquait de profondeur. Il ne brillait qu’en surface. Une mince couche d’émail sous laquelle ne couvait nulle lumière.
Certes, il était aussi laid d’âme que de visage, mais il possédait une arme de taille : sa harpe. Il en tirait des plaintes merveilleuses et bouleversantes et ceux qui l’écoutaient étaient littéralement envoûtés. Alors, à la tombée de la nuit, il alla jouer ses airs les plus enchanteurs sous les fenêtres de celle qu’il aimait. Les effets de sa musique ne firent pas attendre. Une fenêtre s’ouvrit et le visage candide et ébloui de la jeune fille apparut. Elle écoutait, extasiée, et à l’éclat de son regard, le barde comprit que la magie opérait, qu’Annie oubliait sa laideur et son infirmité. Hélas ! elle cessa dès qu’il s’arrêta de jouer. Annie parut sortir d’un rêve, le regarda d’un air épouvanté et referma sa fenêtre.
La douleur l’égara. Un sentiment inconnu, qui était son corollaire, remplaça l’amour : l’orgueil. « Un défaut masculin » avait-elle dit un jour. Un défaut de femme aussi, amoureuse et blessée.
On ne choisit pas. Rena aurait pu avoir d’autres amoureux ; les garçons ne manquaient pas à Applecross. Mais Murray seul lui plaisait. Ce n’était pas la loi des contrastes qui entrait en jeu, car ils se ressemblaient un peu, pareillement bruns et solides, doués d’une nature farouche qui les rapprochait en une commune solitude.
La lutte qu’il menait depuis des jours et des nuits était épuisante. Mille fois plus que celle menée contre la tempête. Il ne s’agissait plus de se mesurer avec des forces terrestres, mais avec soi-même. C’était une tentation de tous les instants. Mais il voulait la vaincre.