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Critique de Woland


Plus qu'un roman policier classique et bien qu'il y ait, cela va sans dire, un cadavre et ceci, pratiquement dès les premières pages, "Maigret Se Trompe" brosse avant tout le portrait d'un individu, le professeur Etienne Gouin, grand chirurgien devant Esculape mais bien triste sire devant Dieu et les hommes. Cet individu, parti de rien - il était fils de paysans - s'est fait tout seul et a utilisé au mieux l'incroyable intelligence et la non moins merveilleuse habileté manuelle que lui avaient conférées la Nature pour atteindre aux rangs les plus élevés parmi les chirurgiens parisiens - et même mondiaux car on le consulte jusqu'en Inde. Simenon retarde à dessein son entrée en scène mais pourtant, cette scène, Gouin y règne tout entier, du début jusqu'à la fin, car on ne cesse de parler de lui. de sa profession, où il excelle - il facture en général une fortune mais, rien que pour voir les yeux reconnaissants et énamourés d'une mère se lever sur lui comme elle les lèverait vers Dieu Lui-même, il est prêt à opérer gratuitement ceux qui n'ont pas les moyens de recourir à ses services comme il le fait, entre autres, du petit garçon de sa concierge. de sa vie privée - il a épousé une infirmière, fille de pêcheurs bretons, qui, amoureuse et éblouie à l'idée de devenir Mme Gouin, (et plus tard d'"être Mme Veuve Etienne Gouin", comme le soulignera ironiquement son époux tout à la fin du livre), se montre cependant si peu jalouse que c'est elle qui a engagé son mari à louer l'appartement du dessous pour y installer sa jeune maîtresse, Louise Filon. de son harem, permanent, renouvelable et ambulant - toutes les femmes l'adorent : étudiantes, infirmières, patientes, toutes, elles sont fières de coucher avec lui ne fût-ce qu'une seule fois. le fait qu'il les prenne pour ainsi dire à la sortie du bloc médical, avec l'air de ne pas y penser, ne choque aucune de ses dames - ou alors, elles ne l'avoueraient pas pour un empire tant est grande l'attraction du professeur, pourtant peu gâté physiquement pas la Nature ("C'est un si grand homme, comprenez-vous," chuchotent-elles à l'unisson, "si sujet à une pression toujours intense, qu'on doit bien lui pardonner cette façon d'agir ...")

Cette omniprésence de Gouin - il se heurte à lui absolument dans tous les coins et a même failli le croiser au 36, où le professeur s'est déplacé mais n'a rencontré que Lucas, trop "sous-fifre" pour qu'il se confie vraiment à lui - gêne Maigret aux entournures - et l'horripile même un peu. Notre commissaire divisionnaire se souvient que, si Gouin est fils de paysan, lui-même n'est que fils de régisseur. Ce qui fait que Gouin et lui ont en commun de s'être faits tout seuls. La différence, que Maigret commence à subodorer bien avant que sa seule entrevue avec le professeur, au chapitre 8 du roman, ne vienne le lui confirmer dans un éclat fulgurant, c'est que le commissaire, lui, a préservé son humanité - l'humanité profonde du personnage de Simenon n'a jamais fait de doute ni pour son créateur, ni pour ses lecteurs. Gouin, au contraire, s'il a jamais pu faire preuve d'humanité au sens premier et simple du terme, n'est plus qu'une espèce de dégénéré, si imbu de son importance personnelle, si narcissique, qu'il traite tout le monde par le mépris. Il méprise avant tout les femmes, c'est certain et affirme sans rire que, si elles prétendent l'"aimer" et le "protéger", ce n'est en fait que pour se donner un rôle à tenir, pour se croire à leur tour vraiment importantes et indispensables. de sa femme à la dernière de ses maîtresses, aucune ne trouve grâce à ses yeux. Louise Filon, assassinée dans l'appartement qu'il lui avait loué au-dessus de son propre appartement, rue Carnot, ne vaut guère plus pour lui. L'avait-il vraiment "dans la peau", comme le disent certains et certaines ? Si tel fut le cas, il ne l'admettra en tous cas jamais. Louise était enceinte ? La belle affaire ! Il aurait sans doute reconnu l'enfant tout en sachant qu'il n'était pas de lui mais de Pierrot, l'amant de coeur de sa maîtresse. Et puis, basta ! Surtout pas de complications.

Du haut jusques en bas, l'univers entier n'a été créé, semble-t-il, que pour adorer et servir l'illustre professeur Etienne Gouin. ;o)

Le personnage est l'un des plus froids et des plus cyniques qu'ait jamais créés Simenon. Par le narcissisme, il rappelle, en homme, Valentine Besson dans "Maigret & la Vieille Dame." Mais la ressemblance s'arrête là. Valentine a au moins le courage de passer à l'acte. Encore est-ce parce que, dans un sens, elle y est contrainte, sinon, là non plus, pas de complications. Tandis que Gouin, lui, se contente de tisser des toiles innombrables, d'y enfermer les pauvres pantins et marionnettes, mâles et femelles, qui viennent à entrer dans son existence et qui peuvent lui servir, de les monter les uns contre les autres - surtout les unes contre les autres - et puis de rester là, à observer, comme il observe la maladie investissant ses patients ou encore les abandonnant, morts et vides, sur la table du bloc. le seul grain d'humanité qu'il lui reste, c'est dans la jouissance qu'il prend à calculer et à regarder ses victimes s'entre-déchirer comme il regarderait des insectes ou des rats de laboratoire se porter des coups mortels, acculés par l'instinct ou bien mieux, stimulés pour s'entre-tuer.

Le nom de l'assassin ? Ma foi, vous pouvez le deviner assez vite mais la fin est tout de même surprenante car cet assassin a un complice - là encore une femme - qu'on ne soupçonnait pas. Mais ce n'est pas pour ça que vous aimerez "Maigret se trompe" : c'est pour le génie, quasi balzacien (les longues digressions et le style feuilletonnesque du Romantisme en moins), avec lequel Simenon vous décrit Etienne Gouin, en long, en large, au plus profond de ses ténèbres. Fidèle à son éditeur, il a appelé son roman "Maigret se trompe" (vous verrez pourquoi il se trompe) tandis que Balzac, fidèle à sa "Comédie Humaine" et à sa manie des titres-patronymes, aurait tout simplement donné : "Le Professeur Gouin." Et c'est bien le sous-titre qui convient à ce roman sombre, accablant pour l'espèce humaine, l'un des romans où Simenon, en pleine crise de noirceur, fait le moins de concessions à l'optimisme.

Grâce au ciel, on est certain que, en rentrant chez lui, Maigret retrouvera la fidèle Louise Maigret, l'odeur d'encaustique de l'appartement du boulevard Richard-Lenoir et les délicieuses émanations culinaires d'un repas qui l'attend sans faillir depuis des heures. Quelque part, ça nous rassure ... ! Il y a peut-être des Gouin dans l'univers - trop même - mais le Ciel dans Sa bonté ou le Destin ou le Hasard ou la Nature tout simplement, par souci d'équilibre, a aussi créé des Maigret. Tous ne seront pas sauvés mais beaucoup, ainsi, seront, au moins, préservés. Grâces en soient rendues à Simenon et n'oubliez pas qu'un roman aussi réaliste que "Maigret se trompe", peut parfois vous effrayer bien plus que ne le fera jamais un bon film d'horreur ... ;o)
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