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Critique de ByblislaScintillante


Cyclorama hippique

Le long de la sinueuse route des Flandres, le capitaine de Reixach, piteux gradé et cocu à la ville, traîne après lui une troupe dont la mine est bien grise. Composée d'un nabot mesquin, d'un petit cousin et d'un semi-demeuré, elle est livrée à toutes les duretés de la guerre. le froid, la faim, le manque de sommeil tourmentent sans trêve ces soldats désoeuvrés, égarés dans une morne campagne pendant la débâcle de 1940. La situation bascule en un éclair, quand, pris dans une embuscade, le capitaine de Reixach s'effondre, le visage criblé d'une rafale de balles alors que, dans un dernier geste de défi, il dégainait son sabre. Dans les semaines qui suivent sa mort, ce perdant magnifique hante les songes de ses anciens subalternes, alors qu'ils tentent de ne pas finir eux aussi en bouillie sous un boulet de canon. le capitaine ne s'est-il pas jeté volontairement dans les bras de la mort ? Son corps, machine infernale aux rouages organiques, ne s'est-il pas brutalement élancé à la rencontre des tirs, livrant au néant l'âme accablée qui se débattait en son sein ? Reixach est-il un martyr, un sublime incompris, ou bien encore un misérable poltron ? « Comment savoir ? » s'interrogent obsessivement les multiples voix de ses compagnons désormais orphelins, qui vagabondent désormais au bord de la serpentine voie, esquissant dans ce triste décor en proie aux combats un fatras de souvenirs, d'altercations, d'étreintes et de désillusions.

Dans un ouvrage qu'elle a consacré à son oeuvre, Bérénice Bonhomme suggéra que Claude Simon « [conférait] au mot le poids d'une image en mouvement », entérinant l'idée que l'écriture simonienne était essentiellement cinématographique. le lecteur de la route des Flandres sera, en effet, nécessairement et concomitamment spectateur dans une salle obscure, à mesure que la fable en appelle à lui en tant qu'être visuel. Jusqu'à l'avènement du cinéma numérique, la perception de ce medium reposait pour une grande part sur un échange de bons procédés entre le septième art et ce noeud d'holothuries qui nous flotte dans le crâne. La persistance rétinienne nous faisait croire que nous ne voyions qu'une seule image en mouvement, effaçant pour notre plus grand confort les zones d'ombre présentes sur le film et qui ne nous racontaient rien. L'effet phi, quant à lui, nous donnait l'illusion d'un mouvement en interprétant pour nous cette fugitive succession d'images de manière à leur attribuer un sens. La narration de Claude Simon repose sur l'équivalent littéraire de ces mécanismes, réduisant à néant tout ce qui, dans la ponctuation ou l'attribution du discours, pourrait nous donner l'illusion d'un séquençage saccadé plutôt que fluide. Voici l'hippodrome et sa foule élégante, « jaune, toques bleues – le fond vert-noir des marronniers – Noire, croix de Saint-André bleue et toque blanche – le mur vert-noir des marronniers- Damier bleu et rose toque bleue Rayée cerise et bleue bleu ciel - le mur vert-noir des marronniers- Grenat toque grenat », enfiévrée devant le spectacle de la course effrénée de ces fringantes bestioles. Les tirets lient. On nous répète le nom des couleurs, pour qu'elles persistent en nous, s'impriment et se succèdent dans notre oeil intérieur. le lecteur est un cyclorama.

L'ancêtre de Reixach s'était déjà foutu en l'air pour une histoire de femme. Déjà cocus, déshonorés, les Reixach… Que nous importe, au fond, la répétition lamentable et congénitale d'un malheur, la transmission d'une malédiction familiale ? C'est beaucoup trop facile. Corinne, Georges, Iglésia (le mal nommé), et ce débile de Wack qui sait à peine aligner deux mots, qu'ont-ils à nous apprendre ? Ensemble, ils forment un choeur brouillon et parfois dissonant. C'est en réalité leurs mots qui nous les font aimer, d'un amour bien particulier, qui a en fait davantage partie liée avec notre mémoire de lecteur qu'avec une quelconque relation sentimentale avec des figurines en papier. La route des Flandres a gravé pour toujours dans mon esprit l'apparition de ce mot étincelant : « astragale », au détour d'une page. Réduction immédiate de la rétine. Impression mémorielle. C'est une farandole de tout ce que vous avez toujours rêvé d'entendre en français : « kaol », « « guilloché », « un truc postiche carnavalesque », « lunules », « Merde, tu pourrais au moins retirer tes éperons », « Wack Blum », « oh très bien qu'il pourrisse sur place qu'il infecte qu'il empeste jusqu'à ce que la terre entière le monde entier soit obligé de se boucher le nez », « sans doute que les chèvres de la famille lui plaisent c'est pour ça que l'autre la garde avec un fusil qui pourrait avoir envie de partir tout seul bon sang ce qu'il fait noir », « inusable fable », « cône de genièvre », « ténébreuses branches de pommiers »… Cette ribambelle de termes justes fait son grand effet, tout comme la litanie musicale des noms de patelins du Nord : « Flahutes », « Fond du Baudet », « Trieux du Diable », « La Cendrière », et cette « cavalcade de rosses exsangues ». Sans oublier « Reixach », que je prononce « Raïchaque », et qui a un nom de joueur de pelote basque ou de sous-officier nazi ! Peut-être le français se fout-il un peu du lecteur, mais il le ravit au moins autant.

A propos de rosses exsangues, les canassons sont également de la partie, comme dans un tableau de Picasso ou chez Céline. Terrifiés, glorieux, démembrés, majestueux, affamés ou impétueux, ils ont imprimé leur présence étonnamment sensible dans ce conflit d'acier et de plomb.

Le néologisme « odologie » désigne l'étude des routes, et présenterait une parenté avec le terme sanskrit « sāda », qui désigne tout à la fois un « mouvement de pose » et une chevauchée. Il désigne également, et plus traditionnellement, l'étude de la voix dans le chant. La route des Flandres est une intrication compacte des notions révélées par l'étymologie, tant les voix qui s'y expriment tentent en vain de retracer et de s'expliquer ce qui s'est produit le long – ou même avant, par-delà et à côté- de ce funeste chemin. Retrouver la route, c'est reconstituer les événements, mais comment comprendre ces événements sans élucider ce que sont ces voix ?Le récit semble réfractaire à toute véritable explication et arraisonnement.

Cette étrange histoire, on l'a dit, ne semble nullement intéressée par sa propre résolution. La question directrice, il faut le répéter, n'est pas « pourquoi ? », mais « comment savoir ? ». Reixach le triste, se faisant zigouiller, déploie pour le lecteur une carte à l'ancienne, en plusieurs volets qui s'escamotent si vous ne les rabattez pas et ne les tenez d'une main ferme par-dessus le volant, en vous approchant très près pour essayer de la lire sans vos lunettes et sans regarder la route, pied au plancher ou sur la bande d'arrêt d'urgence. Une carte sur laquelle les multiples ramifications et couleurs peuvent étourdir et égarer plutôt qu'elles n'explicitent quoi que ce soit. le fin mot de l'histoire se trouve probablement à ce point où se trouvera votre esprit lorsque vous reposerez le livre – dans un village au nom chantant, dans la chambre de Corinne, aux abords de l'hippodrome ou dans la grange humide et glaciale.

Une certaine professeur de français avait lu, un jour de rentrée des classes, la liste qu'elle avait établie pour nous : « Stendahl, il faut avoir lu cet été, Molière Les femmes savantes bon bah aussi, et puis quand on fera les moralistes il faudra que vous soyez au point au sujet De La BruyèreLa route des Flandres de Claude Simon… Oui bon je l'ai mis là mais ce sera quand vous aurez le temps de lire, c'est-à-dire quand vous aurez fini vos études ! » C'était bien évidemment le signal du départ, et je le commandai le soir même. Embringuée dans cette course de chevaux au grand galop, ce corps à corps désamoureux, ces mots qui brillent, éprise de la liberté absolue donnée aux voix de dire tout cru ce qu'elles pensent, c'est ainsi que j'ai découvert ce qui est depuis lors mon livre préféré.
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