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Critique de 4bis


Il y a des années, des décennies à présent, j'ai eu la chance d'étudier trois des cinq parties de l'Ethique avec un excellent professeur de philosophie. Je n'en ai gardé aucun souvenir élaboré. Mais l'impression vaporeuse qu'il y avait là quelque chose qui méritait qu'on y revienne s'est trouvée vivifiée à différentes occasions récentes. Soit que la presse encense le « miracle Spinoza », mentionne tel ou tel spinoziste, que Lionnel Naccache en prenne le modèle pour écrire son Apologie de la discrétion(1), soit que je lise « Cohabiter avec ses fauves, l'éthique diplomatique de Spinoza » dans Manières d'être vivant de Morizot ou que je sente si souvent dans les propos de Michel, à fleur de ligne, des concepts spinozistes que je ne saisissais que partiellement, à chaque fois, la possibilité de l'Ethique revenait s'actualiser.

Intimidée par la réputation du livre, j'avais commencé à tourner autour et envisagé sur des conseils amis de lire plutôt une biographie de Spinoza. Et puis, je suis tombée sur un article de Philosophie magazine « comment lire l'Ethique » qui proposait différents chemins dans l'oeuvre (2) et recommandait l'édition commentée sous la direction de Maxime Rovere. A droite, le texte, à gauche des notes éclairant le contexte, la structure, proposant des parallèles avec la pensées d'auteurs qu'a pu lire ou fréquenter Spinoza. Une Ethique main dans la main, pour néophyte comme pour philosophe aguerri. C'en était assez pour que je saute le pas. 900 pages ? Même pas peur !

Il y a certaines oeuvres qui pâtissent du bruit qui les entoure et de la montagne qu'on s'en fait. Et puis il y a l'Ethique. Jamais je n'aurais imaginé recevoir aussi puissamment le choc de cette lecture.

Durant les quelques semaines où je m'y suis livrée tous les jours une heure ou plus, j'ai connu des états de jubilation intellectuelle que je ne soupçonnais pas possibles. Je me suis trouvée, habitée de la compréhension que j'en faisais, portée à passer tout ce à quoi je pensais au crible de cette analyse et la trouver à chaque fois (à chaque fois !) d'une pertinence et d'une utilité confondantes.

Pour que son propos s'ancre dans les esprits de la manière la plus claire possible, que l'on soit sensible aux articulations logiques faisant découler les concepts les uns des autres, Spinoza choisit la voie de la démonstration euclidienne. Des définitions en prémisses, quelques axiomes, à partir desquels il formule des propositions qu'il démontre ensuite point par point. Parfois de deux manières successives, faisant appel pour ce faire à telle ou telle proposition antérieurement démontrée. Un scolie ou deux, quelques corolaires et ainsi, brique par brique, le monde est fondé.

Moi qui ai des souvenirs pleins de désarroi de mes cours de mathématiques, je n'aurais jamais imaginé que cela me plaise autant. Je ne vous cache pas avoir relu plusieurs fois certaines propositions à haute voix. Avoir passé plus de temps à rebours dans le livre, à compulser les propositions et démonstrations précédentes qu'à réellement progresser.

Anna a été le bienveillant témoin de mes interrogations, de mes errements, le correspondant attentif avec qui partager mes découvertes et émerveillements, je l'en remercie vivement ici à nouveau. Je crains d'ailleurs qu'elle ait pâti autant que moi de ma perplexité au sujet de la proposition 38 de la deuxième partie. « Les choses qui sont communes à tout, et sont autant dans la partie que dans le tout, ne peuvent se concevoir qu'adéquatement. » Mon esprit cartésien refusait que le tout se retrouve dans les parties puisqu'on avait préalablement démontré l'exclusivité des attributs au moyen de la proposition « Les modes d'un attribut de Dieu, quel qu'il soit, ont pour cause Dieu, en tant qu'il est considéré seulement sous l'attribut dont ils sont les modes, et sous aucun autre. » (IIP6) laquelle proposition pour être démontrée renvoie à IP10 et IA4. (Je tiens disponible la réponse à ce mystère à qui en fera la demande, évidemment mais des indices pour y répondre se cachent déjà dans la suite de cette critique).

Cet itinéraire de recherche autour de la proposition IIP38 illustre assez bien le cheminement qui a été le mien au cours de cette longue lecture. A croire que je lisais désormais de droite à gauche, de gauche à droite, selon toutes les directions possibles ce qui, croyez-moi, est tout à fait spinoziste. Car sous les dehors très carré de la démonstration, bruisse une souplesse d'approche, une sensibilité à la nuance et à la variation qui n'ôtent rien à la rigueur mais l'enrichissent au contraire d'une épaisseur propre à envelopper toute la vie.

Car quel est le sujet de l'Ethique ? Comme d'autres oeuvres de son époque, le livre vise à nous doter d'un manuel de bon comportement. Il traite donc des questions du bien et du mal et de la manière de se gouverner. Oui mais, on ne se gouverne bien que lorsque l'on sait ce qu'est le bien. Et pour que ces recommandations soient pleinement opérantes, Spinoza ne les fait reposer sur aucune loi préexistante, sur aucun dogme religieux de facto. Il entreprend de les fonder en… métaphysique. On ne peut guère remonter plus avant la chaine des causalités devant nous mener à une décision éclairée !

Il part donc de Dieu dont il prouve l'existence et l'infinité (3) (partie 1) pour faire exister la « nature et origine de l'esprit » (partie 2) soit l'existence des corps, des choses, de l'esprit, la manière dont tout cela fonctionne les uns par rapport aux autres. Il propose ensuite de revenir à « l'origine et nature des affects » et passe en revue, dans un dialogisme étroit avec le Les passions de l'âme de Descartes, les principaux sentiments, émotions qui nous meuvent (troisième partie). On y apprend à voir que rien n'existe de tout cela en dehors de l'idée qu'on s'en fait. Avec la quatrième partie, on est assez outillé pour comprendre les notions de péché et de vertu selon une logique propre à notre motivation à persister dans notre être ou selon celle d'un collectif (oui, l'Ethique est également utile pour réfléchir sur un projet politique de société). Tout ce qui rend joyeux augmente notre puissance à être, tout ce qui nous rend triste la minore. Pour vivre selon son être, il s'agira donc de balancer une passion délétère par un affect plus puissant et porteur de joie. La cinquième partie traite de « la puissance de l'intellect, autrement dit la liberté humaine ». On y apprend que la liberté, c'est notre capacité à vivre sans dépendre d'aucune autre cause que celle pour laquelle on est là, c'est-à-dire le déploiement de l'être divin à travers le mode particulier dont nous sommes une chose singulière. Passer nos émois au crible de notre intellect est le plus sûr moyen d'en faire des causes clairement comprises et partant d'en diminuer la puissance nocive.

Voilà, l'existence de Dieu, la nôtre, la mort, le temps, la mémoire, la conscience de soi, l'éternité, l'amour, le désir, la joie, le bien, le social, la tristesse, la liberté, les autres vies qu'humaines, notre raison d'être, la manière de comprendre ce qui nous anime, ce qui explique tel ou tel comportement, la manière d'envelopper l'infini par la puissance de l'intellect. Tout ça, il y a tout ça dans l'Ethique. Et pas à la manière barbare dont je viens de l'énoncer selon une énumération hachée et dénuée de sens. Mais relié, expliqué, découlant nécessairement d'un principe de vie fondateur, infini, en éternel accomplissement que nous expansons dans la joie.

Mais quelle claque !

Vous l'aurez compris, j'ai été conquise comme aucun livre ne m'avait jamais conquise. Dans l'ensemble et dans certains détails qui ont achevé de me liquéfier de joie : la conception du corps comme un ensemble de plusieurs éléments en perpétuel mouvement, régénération, évolution. le temps comme une donnée propre à un ressenti et non une réalité (Spinoza est-il quantique ? Rien dans sa conception philosophique ne semble l'empêcher, vu de ma fenêtre étroite en tout cas). Et bien sûr, ce jeu magistral entre une composition géométrique et un appel abyssal à l'infini des causes, de Dieu, de la création en permanent état d'être, sans finalité ni volonté. Aaarff !

Voilà une critique sans bestiole ni référence proustienne, s'étonneront certains amis facétieux et fidèles. J'ai bien trouvé quelques esprits animaux mais ils habitent plutôt chez Descartes et Spinoza ne leur reconnait pas beaucoup de crédit. Proust en revanche, il y a ! Pour Anna et Anne-Sophie donc, cette prolepse à la future Recherche du Temps perdu (dans un monde où le temps est une vue de l'esprit, tout est possible) qui démonte le mécanisme fautif de la réminiscence : lorsqu'on est affecté par une chose et qu'une autre est là au même moment, on conçoit un amalgame entre les deux. Par exemple, au hasard, vous pensez à un joli visage dont l'évocation vous fait des frissons partout [A] au moment où vous voyez des aubépines en fleur [B]. Il est évident que « lorsque l'esprit sera affecté ensuite par la vraie cause du premier [affect] [B] laquelle n'augmente ni ne diminue par elle-même sa puissance de penser [en elles-mêmes, les aubépines n'ont aucune influence sur vos états d'âme], aussitôt, il le sera aussi par l'autre [A] [vous voyez des aubépines, vous avez des frissons partout] (…) C.Q.F.D. » (IIIP15D) (4)

Alors sans crainte, avec un peu de temps devant vous, la confiance dument réaffirmée en votre intelligence (il n'y a aucun orgueil à le concevoir, c'est la marque de notre appartenance à la substance divine), lisez l'Ethique dans la merveilleuse édition de Maxime Rovere (5), vous ne risquez rien d'autre que d'y trouver une philosophie pour toute votre existence (et de commencer toutes vos phrases par « Spinoza écrit que… »).


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(1) Maintenant que j'ai lu l'Ethique, je peux bien confirmer l'opinion peu avantageuse que j'avais de cette Apologie de la discrétion et de son auteur. Quel poseur éhonté d'oser prendre la même forme de démonstration euclidienne pour barbouiller une réflexion brouillonne sans commune mesure avec le chef d'oeuvre de subtilité et de d'intelligence livré par Spinoza ! Une telle arrogance, même cachée sous l'hommage appuyé et l'autodérision me laisse pantoise.
(2) J'ai finalement choisi le plus simple : de la première à la dernière ligne, dans l'ordre mais avec les mille retours en arrière, pistes tracées à rebours qu'impose une telle entreprise.
(3) Pour les allergiques au mot « Dieu », vous pouvez le remplacer, c'est Spinoza lui-même qui l'écrit par « substance infinie », « nature » (au sens de tout ce qui existe, a existé ou existera, les idées comme les choses). Rien à voir donc avec le Dieu auquel on voue un culte et qui attendrait des hommes tel ou tel comportement. D'ailleurs le Dieu selon Spinoza n'attend rien, ne veut rien, il est. Il n'est pas extérieur à la création non plus, il est sa création, il est nous, nous sommes lui et l'univers entier de même. Je m'en remets pas…
(4) Je précise qu'il n'y a aucune condamnation morale de la part de Spinoza. Il ne nous dit pas que c'est idiot d'aimer les aubépines en fleur parce qu'on a été amoureux. Ou d'être amoureux. Il explique comment ça fonctionne et d'où nous viennent nos sentiments, nos émotions. D'ailleurs, on ne pourrait guère faire autrement car ce qui nous arrive provient de l'infinité de choses extérieures à nous (Albertine, une pluie persistante, l'arbre en face de moi, un petit creux quand midi approche…) qui, directement ou non, nous impactent de leurs effets. Il y a donc une grande tendresse chez Spinoza pour toutes les manières que nous avons de faire avec ce qui nous tombe dessus, avec ce que nous croyons qui nous tombe dessus, une grande empathie dans sa capacité à saisir toutes les raisons infondées sur lesquelles on se gouverne. Cet homme est délicieux.
(5) Autre effet secondaire à cette lecture, transitoire je l'espère, le recours aux notes de bas de page qui, dans l'édition de Maxime Rovere, poursuivent le dialogue avec le texte, mettent en lumière ses multiples influences, rendent tant sa somptueuse, géniale inventivité que tout ce que Spinoza doit à des influences stoïciennes, « aristotélicienne judéo-musulmane d'ascendance médiévale » (note 753) outre sa lecture attentive de Descartes et Hobbes, ses contemporains.
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