Plus tard, avec un peu plus de maturité et de courage, j’opterai pour une stratégie différente : dire toute la vérité, avouer que je me sens comme une poupée sans désir, qui ignore comment fonctionne son propre corps, qui n’a appris qu’une seule chose, être un instrument pour des jeux qui lui sont étrangers. Chaque fois, la révélation se soldera par une rupture. Personne n’aime les jouets cassés.
Le manque, le manque d'amour comme une soif qui boit tout, une soif de junkie qui ne regarde pas à la qualité du produit qu'on lui fournit et s'injecte sa dose létale avec la certitude de se faire du bien. Avec soulagement, reconnaissance et béatitude.
(p164)
Ce qui caractérise les prédateurs sexuels en général, et les pédocriminels, en particulier, c'est bien le déni de la gravité de leurs actes. Ils ont coutume de se présenter soit comme des victimes (séduites par un enfant, ou une femme aguicheuse), soit comme des bienfaiteurs (qui n'ont fait que du bien à leur victime).
En dehors des artistes, il n'y a guère que chez les prêtres qu'on ait assisté à une telle impunité. La littérature excuse-t-elle tout?
La puberté, l'adolescence, G. A raison sur ce point, sont des moments de sensualité explosive : le est sexe est dans tout, le désir déborde, vous envahit, s'impose comme une vague, doit trouver satisfaction sans délai, et n'attend qu'une rencontre pour être partagé. Mais certains écarts sont irréductibles. Malgré toute la bonne volonté du monde, un adulte reste un adulte. Et son désir un piège dans lequel il ne peut qu'enfermer l'adolescent. Comment l'un et l'autre pourraient-ils être au même niveau de connaissance de leurs corps, de leurs désirs ? De plus, un adolescent vulnérable recherchera toujours l'amour avant sa satisfaction sexuelle. Et en échange des marques d'affection [...] auxquelles il aspire, il acceptera de devenir un objet de plaisir, renonçant ainsi pour longtemps à être sujet, acteur, et maître de sa sexualité.
Quand j’annonce à ma mère que j’ai quitté G., elle reste d’abord sans voix, puis me lance d’un air attristé : « Le pauvre, tu es sûre ? Il t’adore ! »
Les pères sont pour leurs filles des remparts, le mien n'est qu'un courant d'air.
C'est un stratège exceptionnel, un calculateur de chaque instant. Toute son intelligence est tournée vers la satisfaction de ses désirs et leur transposition dans un de ses livres. Seules ces deux motivations guident véritablement ses actes. Jouir et écrire.
Tout autre individu, qui publierait par exemple sur les réseaux sociaux la description de ses ébats avec un adolescent philippin ou se vanterait de sa collection de maîtresses de quatorze ans, aurait affaire à la justice et serait immédiatement considéré comme un criminel. En dehors des artistes, il n’y a guère que chez les prêtres qu’on ait assisté à une telle impunité.
J'ai longtemps réfléchi à cette brèche incompréhensible dans un espace juridique pourtant très balisé, et je n'y vois qu'une seule explication. Si les relations sexuelles entre un adulte et un mineur de moins de quinze ans sont illégales, pourquoi cette tolérance quand elles sont le fait du représentant d'une élite - photographe, écrivain, cinéaste, peintre ? Il fait croire que l'artiste appartient à une caste à part, qu'il est un être aux vertus supérieures auquel nous offrons un mandat de toute-puissance, sans autre contrepartie que la production d'une œuvre originale et subversive, une sorte d'aristocrate détenteur de privilèges exceptionnels devant lequel notre jugement, dans un état de sidération aveugle, doit s'effacer.