Citations sur L'hôtel de verre (52)
La fois suivante où il vit Vincent, ce fut le dernier jour de 1999, quand, à l’aéroport, il prit un bus à destination du centre-ville, écoutant les Concertos brandebourgeois sur son Discman, et trouva le domicile de Vincent dans le quartier le plus glauque qu’il ait jamais vu, un immeuble délabré en face d’un petit parc où les drogués titubaient comme des figurants dans un film de zombies. Pendant qu’il attendait que Vincent lui ouvre, il essaya de ne pas les regarder, de ne pas penser à l’option globalement préférable d’être sous héroïne – pas la sordide affaire consistant à vouloir s’en procurer toujours davantage, jusqu’à se rendre malade, mais la chose en soi, cet état dans lequel tout allait parfaitement bien dans le monde. Melissa ouvrit la porte. « Oh, dit-elle, salut ! Tu n’as pas du tout changé. Entre. »
Selon les experts, le 1er janvier 2000 à minuit pile, les centrales nucléaires risquaient de tomber en panne tandis que des ordinateurs déréglés enverraient des myriades de missiles par-dessus les océans, le réseau électrique expirerait, les avions dégringoleraient du ciel. Mais pour Paul, le monde s’était déjà effondré ; c’est pourquoi, trois jours après la mort de Charlie Wu, il était dans le hall des arrivées de l’aéroport de Vancouver, près d’un téléphone public, essayant de joindre sa demi-sœur Vincent. Il avait eu assez d’argent pour fuir Toronto, mais il ne lui en restait pas suffisamment pour faire quoi que ce soit d’autre.
Avec le recul, il est facile de balayer d’un revers de main l’hystérie causée par le bug de l’an 2000 – qui s’en souvient seulement ? –, et pourtant la menace d’un effondrement parut bien réelle à l’époque.
« J’avais envie d’écouter ce groupe qui s’appelle Baltica, dit Tim, mais il faut que je révise pour les exams. Tu en as entendu parler ?
– Des exams ? Ouais, je suis sur le point de me ramasser en beauté.
– Non. De Baltica. »
Tim battait des paupières, l’air décontenancé.
Paul avait déjà remarqué que son camarade ne semblait pas comprendre l’humour. Autant parler avec un anthropologue venu d’une autre planète.
Le siècle touchait à sa fin et Paul avait quelques griefs.
Il avait nourri l’espoir, à tout le moins, de parvenir à s’intégrer dans un cadre social décent ; mais le problème, quand on se retire du monde, c’est que le monde continue de tourner sans vous, et entre le temps passé à consommer toutes sortes de substances, le temps passé à occuper de fastidieux jobs de vendeur en essayant de ne pas penser à la drogue, et le temps passé dans des hôpitaux et des centres de désintoxication, Paul avait vingt-trois ans et en paraissait davantage.
Je veux voir mon frère. Je l’entends qui me parle, et mes souvenirs de lui sont perturbants. Je me concentre très fort et, subitement, je me retrouve dans une rue étroite, dans le noir, sous la pluie, dans une ville étrangère. Un homme est affalé dans une embrasure de porte, sur le trottoir d’en face, et bien que je n’aie pas revu mon frère depuis dix ans, je sais que c’est lui. Paul lève la tête et j’ai le temps de remarquer sa mine affreuse, son aspect décharné, il me voit mais à cet instant la ruelle s’évanouit…
« Bienvenue à bord », m’a dit le troisième lieutenant la première fois que j’ai embarqué sur le Neptune Cumberland. Quand je l’ai regardé, quelque chose m’a frappée et j’ai pensé : Toi…
Où suis-je ? Ni dans l’océan ni en dehors, je ne sens plus le froid, plus rien, j’ai conscience d’une frontière mais j’ignore de quel côté je me trouve, et je peux apparemment circuler d’un souvenir à l’autre comme si je passais d’une pièce à la suivante…
Souvenir étrange : à l’âge de treize ans, sur le rivage de Caiette, je tiens entre mes mains ma caméra vidéo toute neuve, contact frais et encore peu familier. Je filme les vagues par séquences de cinq minutes et, tout en filmant, j’entends ma propre voix murmurer : « Je veux rentrer chez moi, je veux rentrer chez moi »… mais où est-ce, chez moi, sinon ici ?