Je n'ai lu que les huit premiers livres de Corinne. Je pense que je reprendrai ce roman un jour, mais j'ai eu besoin de m'interrompre car je trouvais certains aspects du livre un peu lourds. Ma critique ne porte donc que sur ces huit premiers livres.
On est tenté de voir dans le personnage de Corinne, poétesse brillante, un double littéraire de Germaine de Staël, et j'admire le fait qu'elle assume de la sorte ses fantasmes de perfection. Je considère même cela comme une leçon d'écriture, au sens où écrire donne le droit et la possibilité d'accomplir ses désirs, y compris ses désirs de toute-puissance. Cette projection de l'autrice dans un double littéraire « parfait » peut agacer dans Twilight ou Fifty Shades of Grey, parce que ces héroïnes se distinguent avant tout par leur beauté et leur faculté à être objets du désir. Dans Corinne, l'accent n'est pas mis sur l'apparence physique du personnage mais sur ses qualités intellectuelles, morales et artistiques. le roman me semble donc porteur d'un propos fort sur les compétences des femmes, capables d'égaler voire de surpasser les hommes.
Malgré ce féminisme, le roman, dont l'action se situe en 1794, exprime des positions plutôt conservatrices sur le plan socio-politique. Malgré la proximité de la Révolution française, l'idée que l'humanité puisse dépasser l'opposition entre la plèbe (ignorante, grossière, infantile) et l'élite (dépositaire de l'accomplissement humain), n'apparaît pas comme un horizon de possibilité aux personnages. Parallèlement si l'ordre social, qui assigne hommes et femmes à des rôles strictement distingués et hiérarchisés, entre en contradiction avec l'indépendance de Corinne et l'épanouissement de sa relation avec Oswald, il n'est nullement remis en question. Cela est bien sûr à mettre en lien avec l'époque à laquelle a été écrite le roman.
Cette contradiction est toutefois une expérience de pensée intéressante pour des lecteurs du XXIe siècle, car on aurait envie d'emporter Corinne et Oswald à notre époque pour qu'ils puissent assumer leur amour sans que Corinne ait à renoncer à son autonomie. Cela soulève alors la question des conditions qui, à notre époque, brident, conditionnent ou mettent en échec nos amours. Nous nous croyons certainement plus libres que nous le sommes.
Je trouve que l'écriture
De Staël est d'une grande finesse psychologique, qu'elle parvient à mettre des mots sur des émotions, sur des petites blessures qu'on a plutôt tendance à dissimuler. Mais la relation entre Corinne et Oswald est tellement empoisonnée que j'ai lâché le livre, du moins momentanément. Aujourd'hui on dirait que cette relation est « toxique », mais l'économie narrative du roman a besoin de l'entretenir car elle constitue son dispositif de base. L'intrigue amoureuse est en effet le moteur d'une élaboration théorique sur les arts, les spécificités des nations européennes et en particulier de l'Italie. Corinne tient lieu de cicérone à Oswald, et la contemplation des monuments et des
oeuvres d'art, comme la fréquentation de la société romaine, donne lieu à de nombreux dialogues dans lesquels les opinions s'affrontent. Cet aspect du roman est très instructive car il reflète le travail critique dont nous sommes redevables à Germaine de Staël, importatrice du romantisme en France et inventrice du concept de littérature. Les hypotyposes et les considérations sur le génie propre à chaque peuple ne sont pourtant pas toujours passionnantes, et il me semble qu'il n'y a que Huysmans qui, dans À Rebours, réussit grâce à une langue d'une maestria extraordinaire à tenir en haleine avec un dispositif similaire.
Pour finir, j'aimerais ajouter une remarque à propos de la manière dont on nomme les autrices, puisée dans Libère-toi cyborg ! d'Ïan Larue : « Quand c'est une fille, le patriarcat adore noyer le poisson sous des flots de titres, noms et prénoms. Citons entre autres la pictoresse Adélaïde Labille-Guiard, la princesse Élisabeth-Charlotte de Bavière, les autrices
Madame de Staël ou
Comtesse de Ségur. (…) C'est encore pire pour celles qu'on affuble d'un titre. On dit
Saint-Simon, pourquoi pas Ségur ? Ou si on y tient vraiment,
Sophie de Ségur, ce qui pourrait être fort suggestif quand on pense aux malheurs d'une certaine héroïne ? » p. 87‑88