Espionne

- Si tu meurs, je te tue.

De toute évidence, elle était jeune, mais il lut dans ses yeux la fatigue d’une femme d’âge mûr. Être mariée à un infirme muet ne devait pas être une partie de plaisir… Il leur demanda seulement de ne pas rester stationnés là. Alex le remercia et redémarra la voiture. Dans un allemand aussi simple que possible, elle demanda à Heinrich s’il avait terminé. Son collègue acquiesça. Il avait marqué les points de repère principaux, le reste était enregistré dans sa mémoire. Elle le vit dévisser sa canne et y ranger la carte.

Lorsqu’elle eut fini de s’habiller, elle ressemblait vraiment à une maîtresse d’école, avec de grosses lunettes et un chignon sévère. Elle était toujours belle, quoique pas aussi renversante qu’elle pouvait l’être quand elle s’apprêtait et se maquillait.

Au début de la guerre, il était question d’attribuer aux femmes des postes dans les bureaux ou les usines. Une femme n’a pas la force d’endurer autant ! J’ai entendu dire que d’ici quelques mois ils vont demander à toutes les civiles, y compris les grands-mères, de s’inscrire sur les registres de bénévoles. Je crois que la limite d’âge sera de 60 ans…

Quels que soient leur passé ou leur origine sociale, toutes étaient maintenant de jeunes espionnes surentraînées. Leurs parents auraient été horrifiés en apprenant de quoi leurs filles étaient capables.

Elle frémit en repensant au policier obèse et affreux qui empestait la gomina et l’eau de Cologne. Elle venait de passer le baptême du feu. Cette fois, elle était espionne pour de bon et ne serait revenue en arrière pour rien au monde. Par-dessus tout, elle ressentait la profonde fierté d’avoir agi pour la liberté, la justice et la démocratie. Elle était prête à risquer sa vie aussi souvent qu’il le faudrait pour défendre ces valeurs.

En théorie, la mission était très simple. Mais elle risquait de se compliquer à tout moment si Alex éveillait le moindre soupçon. On pouvait l’emprisonner, l’envoyer dans un camp de travail ou même la fusiller si son statut d’espionne était découvert. Les formateurs du SOE lui avaient clairement fait comprendre qu’elle ne pourrait s’en remettre qu’à elle-même si les choses tournaient mal. Ils ne pourraient lui venir en aide.

Les femmes avaient à peine le temps de dormir qu’on exigeait encore d’elles la perfection. Car des vies en dépendaient, et pas seulement la leur. On leur montra comment dissimuler une pilule de cyanure, comment la prendre et à quel moment. À la fin du mois, Alex avait le corps et le cerveau en compote, mais ses faux documents étaient insoupçonnables et elle tirait toujours dans le mille, quelle que soit l’arme.

Elle aurait été prête à affronter l’opprobre qui pesait alors sur celles que l’on appelait les « filles-mères », ces femmes célibataires qui avaient mis au monde un bébé sans avoir officiellement d’époux. Mais là aussi le destin en avait décidé autrement.

Alex se dit que le stress de son métier l’avait vieilli avant l’âge : il devait avoir une quarantaine d’années mais en paraissait beaucoup plus, comme s’il portait le poids du monde sur ses épaules.