C’était une des plus belles villas de Sandhamn, construite à grands frais à la fin du dix-neuvième siècle. Il y avait même une baignoire à pattes de lion, une nouveauté dont personne n’avait jusqu’alors entendu parler sur l’île.
Thorwald avait entendu son père raconter le jour où le colis avait été déchargé du vapeur. Un gros paquet soigneusement emballé. Arrivé à la fin de son histoire, Gottfrid avait ricané bruyamment. La famille Brand devait se croire trop distinguée pour se décrasser dans une bassine posée sur le sol de la cuisine, comme des gens normaux.
Son regard contenait des années de déceptions. Le chagrin accumulé face au manque d'amour de Gottfrid lui emplissait les yeux de larmes.
La petite île de Sandhamn, aux confins de l’archipel, abrite à peine cent vingt habitants, mais accueille cent mille visiteurs chaque année. C’est un petit paradis célèbre pour ses belles plages de sable et ses charmantes régates.
« Arrête de t’inquiéter, maman. Change de disque. Je ne suis plus un bébé, tu vois ? »
Hanna la comprendrait très bien. Toutes les mères s’inquiétaient. Surtout quand elles avaient des filles. Cela faisait partie du jeu.
Elle pensait en avoir fini avec les veilles et les nuits agitées maintenant que Lina était grande. Quelle erreur ! Aujourd’hui, quand elle n’arrivait pas à s’endormir avant le retour de Lina, elle regrettait l’époque ou elle était petite, ou ce qui pouvait lui arriver de pire, c’était de se réveiller après avoir fait un cauchemar. On y remédiait par un câlin et éventuellement un biberon de bouillie. Si cela ne suffisait pas, restait à la porter dans le grand lit, ou elle ne tardait pas à se rendormir. On y gagnait des petits coups de pied dans le dos toute la nuit, mais ce n’était rien comparé à l’anxiété qui la rongeait ces dernières années.
C'était la pire tempête d'automne de mémoire d'homme. Le vent se déchaînait et les vagues battaient contre les pontons goudronnés. Personne ne se risquait en mer, on se blottissait chez soi en écoutant la pluie crépiter contre les carreaux. Les bateaux tiraillaient leurs amarres et leurs propriétaires redoutaient que les câbles ne résistent pas .
La bourrasque soulevait le sable, dont les grains les plus fins pénétraient par les interstices des portes et des fenêtres. On avait beau balayer, impossible de garder le sol propre. Les insulaires trouvaient du sable dans leurs aliments et leurs boissons. Le sable se glissait partout, irritait les yeux et la gorge.
Sandhamn se terrait.
Mais , ce n'est pas notre faute s'il perd son emploi. Pourquoi faut-il qu'il nous punisse pour ça ?"
Vendela sourit tristement à son fils.
"Qui d'autre pourrait-il punir ?"
C'était digne d'un mauvais roman d'amour, où la noble héroïne supporte tout et se voit récompensée par un amour et un bonheur éternels. Mais il n'y avait que dans les livres qu'il suffisait à une femme de se sacrifier pour résoudre ses problèmes. Dans la vraie vie ne restait que la sensation dévastatrice d'avoir été roulée dans la farine.
A vrai dire, elle avait un peu honte de s'être laissée effrayer. Elle était adulte, elle ne devrait plus avoir peur du noir.
Les lèvres minces découvrirent des dents jaunâtres. On dirait une tête de mort, se dit Gottfrid avant de se ressaisir, honteux de penser ça de son père mourant. Mais il avait ce qu'il méritait, le vieux bougre.
Son corps maigre était soutenu par des oreillers dans le lit-coffre. Aux fenêtres, les rideaux à moitié tirés filtraient la lumière de l'après-midi, plongeant la pièce dans une pénombre qui accentuait les cercles sombres sous les yeux de son père.
Il est bien sûr difficile de se prononcer sans avoir rencontré les personnes concernées, mais, en théorie, ça pourrait se tenir. Cela peut semble absurde, mais on dirait qu'une sorte d'égalité a été rétablie entre les deux branches de la famille.