Le jazz. C’est une musique peuplée de morts. On vit à une époque où le plus gros vendeur de disques est un DJ, où ceux qui font les plus grosses carrières chantent en play-back des titres qu’ils n’ont pas écrits et dont ils ne comprennent même pas le sens. Mon univers à moi est peuplé de gars qui ont vécu dans la misère et dont on n’a découvert le nom souvent qu’après leur mort. C’est presque un univers posthume. Je crois que c’est Nietzsche qui disait ça, que certains naissent posthumes.
Il y a parfois davantage de respect dans un « tu » confident et sincère que dans un « vous » dissimulateur et mensonger.
C’est maintenant que commence sa journée. Elle se fera loin de la lumière du jour et de l’air du dehors. Pianiste de jazz, requin des studios et ombre vivante des clubs parisiens, il dort quand les autres vivent. Joue quand les autres dorment.
C'est sournois, l'oreille. L'aveugle ne voit pas et il le sait. Mais il y a des mecs qui croient entendre et portant, sans le savoir, ils sont sourds au dernier degré à tout ce qui touche à la musique. A l'harmonie. Au fait que 2 notes jouées ensemble vont faire une couleur. Et pas une autre. Alors en jazz, n'en parlons pas. Certaines oreilles sont aveugles à ces couleurs de sons.
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Il se sent en forme aujourd’hui. Autant qu’un homme comme lui puisse l’être. Il a pu dormir un peu plus, le cours a sauté. Le jazz, ça nourrit mal. Alors il file des cours. Des stars font bien des ménages, se font cigler en bâtons lourds pour apparaître en soirée. Celles-là n’ont rien à donner. Lui, il enseigne. Du moins, il tente. Il tente seulement, parce que, pour la musique, il faut une oreille. Si t’as pas d’oreille, tu peux potasser tous les cours d’harmonie que tu veux.
Il aime davantage le fric que le jazz. Les pointures s’y succèdent moins. Mais aujourd’hui, ce sont les festivals qui drainent du monde. Les petits clubs parisiens tournent avec leurs habitués et depuis quelque temps, c’est Meursault qui y sévit. Meursault, étoile montante du jazz français, qui a fini par se mettre en orbite. C’est dur de monter sans cesse. Il faut une niaque qu’il n’a plus.
Dix-sept heures. Les gens ont fini leur journée. Certains feront une halte, une dernière, au Cépage, les autres iront se terrer chez eux, derrière ces lourdes portes d’immeubles haussmanniens qui font une haie d’honneur à la rue descendant vers la place de Clichy. Derrière ces cravates nouées fermes, sous ces chemises au blanc douteux, on voit la fatigue, les traits tirés et les sourires absents. La journée est pliée, ces Parisiens rentrent chez eux. Si Montmartre est un village, beaucoup ne font qu’y dormir. Pourtant, à dix-sept heures, tous n’ont pas fini. Certains commencent à peine.
Il est dix-sept heures. De la station de métro, le flot habituel des voyageurs se scinde en deux. Une moitié redescend la rue Lamarck, se répand dans la partie basse du dix-huitième parisien, l’autre remonte péniblement les marches qui coiffent la bouche de métro et se déverse rue Caulaincourt.
Une petite led rouge s'allume. A partir de cet instant, chaque note aura droit à son éternité.
La voix a attendu que les cordes cessent de vibrer. Que le morceau s'éteigne, comme lentement disparaît le souvenir d'un rêve.