Pour expliquer Pessoa, et peut-être pour neutraliser son inquiétude contagieuse, on a parlé de troubles et de traumas, de carence affective, de complexe d'Oedipe, d'homosexualité refoulée. Il est possible que tous ses arguments soient fondés-ou infondés : mais là n'est pas le problème et ce n'est pas cela qui compte. Ce qui compte, nous dit Pessoa, c'est que "la littérature, comme l'art tout entier, est la preuve que la vie ne suffit pas".
Car il a compris qu'en tout oui, même le plus plein et le plus rond, il y a un minuscule non, un corpuscule porteur d'un signe contraire qui parcourt une orbite obscure pour créer précisément ce oui qui prévaut. Et il a décidé d'enquêter sur cette orbite obscure, tel un savant bizarre qui explorerait le versant pathologique de la santé.
je suis seul, seul comme personne ne le fut jamais, creux au-dedans de moi, sans avant ni après.
Mais combien de vies y a-t-il dans une vie ? Est-ce la même personne segmentée en plusieurs temps, ou est-ce le temps segmenté en plusieurs personnes ?
Le temps, qui vieillit les visages et les cheveux, fait vieillir aussi, plus vite encore, les sentiments violents. La plupart des gens arrivent, parce qu'ils sont stupides, à ne pas s'en apercevoir, et croient qu'ils aiment encore parce qu'ils ont pris l'habitude de sentir qu'ils aiment. S'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait pas au monde de gens heureux. Les êtres supérieurs, eux, n'ont pas la possibilité de nourrir cette illusion parce que, d'une part, ils savent que l'amour ne peut durer, et que, d'autre part, quand ils sentent qu'il est fini, ils ne se leurrent pas en le confondant avec l'estime ou la gratitude qu'il a laissées derrière lui.
Je suis des yeux la fumée comme si c'était le tracé d'une route.