« Ce livre n'est pas seulement une insomnie, c'est aussi un voyage. L'insomnie appartient à qui a écrit le livre, le voyage à qui l'a fait ».
Cette phrase énigmatique ouvre la préface et oriente la lecture hors de tout réalisme. Elle est pourtant suivie d'un index des lieux évoqués. Dans ce Nocturne, l'auteur nous ballade à la recherche d'une Ombre éclairée par un périple indien qui revêt les apparences d'un jeu de piste.
Le narrateur arrive à Bombay avec une petite valise noire. Il est à la recherche de Xavier un ami disparu quelque part en Inde après une mystérieuse maladie et ne dispose que de très vagues indices. On le suit d'abord à Bombay dans un hôtel borgne sans numéro, dans un hôpital de déshérités, dans un palace au luxe indécent où le narrateur tente vainement d'obtenir des renseignements. On le retrouve sur un bateau avec un couple de japonais. On prend ensuite le train jusqu'à Madras, l'autobus-stop jusqu'à Goa et enfin la plage. le périple est illogique, souvent improvisé, entre rêve, souvenir et réalité. On erre avec le narrateur dans cette Inde nocturne aux mille faces tantôt repoussantes, tantôt délectables. A chaque lieu une rencontre incongrue, forte et déstabilisante : une mystérieuse voleuse en fuite, un cardiologue, un jaïn qui se prépare à mourir, un monstrueux devin, un Jésuite, le vice-roi des Indes et enfin une mystérieuse Christine. Chaque rencontre révèle au narrateur un fragment de lui-même et le pousse à continuer sa quête. A la fin du récit, le narrateur présente à Christine son parcours comme l'objet d'un roman à venir. Serait-il le Xavier que le narrateur a cherché ? Rien n'est moins sûr.
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Roman de nuit par hasard qui me rappelle nul balthazar. « La nuit je mens » et je pense à Bashung. La nuit je mens. La nuit je me mens. Je me vois mal, je me vois bien. Je me traîne dans les rues et je pense à toi, à moi. À nous quoi. Que je me cherche au fond du ventre de la terre ou de la misère, tous les hôtels se rappellent de moi le passant ordinaire. J'ondoyais dans un temps de mémoire qui me trace comme un air fugace, enveloppant d'un anonymat d'hôtel international. Je voyage entre les êtres, peu m'importe les lieux tant qu'ils se mélangent dans ma tête et qu'ils me laissent voguer au gré des écrits piochés dans les Livres voyageurs de l'univers. Et me laissent t'entrevoir. Pour m'entrevoir dans ton regard. Belle soirée ? Oui une belle nuit ! Je vous attendais.
« Je pars demain. »
« Déjà ? »
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« Ho studiato a Londra”, disse, “e poi mi sono specializzato a Zurigo”. Tirò fuori il suo astuccio di paglia e prese une sigaretta. “Una specializzazione assurda, per l’India. Sono cardiologo, ma qui nessuno è malato di cuore, soltanto voi in Europa morite d’infarto”.
« J’ai étudié à Londres », dit-il, « puis je me suis spécialisé à Zurich ». Il sortit son étui de paille et prit une cigarette. « Une spécialité absurde, pour l’Inde. Je suis cardiologue, mais ici personne n’est malade du cœur, il n’y a que vous en Europe qui mourez d’infarctus ».
"A Bombay, il n'y a pas beaucoup de jaïns" dit-il ensuite sur le ton que l'on emploie pour donner des explications à un touriste, "dans le Sud, si, beaucoup encore. C'est une religion très belle et très stupide." Il dit cela sans aucun mépris, toujours sur le ton neutre d'une déposition.
"Vous, qu'êtes-vous?" demandai-je, "je vous prie d'excuser mon indiscrétion."
"Je suis jaïn" dit-il.
« Qu’est-ce que nous faisons dans ces corps », dit le monsieur qui se préparait à s’étendre sur le lit à côté du mien.
Sa voix n’avait aucun ton interrogatif, peut-être n’était-ce pas une question, c’était seulement une constatation, à sa façon, en tout cas c’était une question à laquelle je n’aurais pas pu répondre. La lumière qui venait des quais de la gare était jaune et dessinait sur les murs décrépis son ombre maigre qui se déplaçait dans la pièce avec légèreté, avec prudence et discrétion, me sembla-t-il, comme le font généralement les Indiens. De loin parvenait une voix lente et monotone, peut-être une prière ou alors une lamentation solitaire et sans espoir, comme ces lamentations qui n’expriment qu’elles-mêmes, sans rien demander. Il m’était impossible de la déchiffrer. L’Inde était aussi cela : un univers de sons plats, indifférenciés, impossibles à distinguer.
« Peut-être que nous voyageons dedans », dis-je.
[...] Il demanda : « vous avez dit ? ».
« Je parlais des corps », dis-je, « peut-être sont-ils comme des valises, nous y transportons nous-mêmes. »
Au-dessus de la porte il y avait une veilleuse bleue, comme dans les wagons des trains de nuit. En se mêlant à la lumière jaune qui venait de la fenêtre elle créait une lumière verdâtre, presque funèbre, je vis le profil d’un visage anguleux, avec un nez légèrement aquilin, les mains sur la poitrine.
[...] La lamentation lointaine reprit avec plus d’intensité, elle était maintenant très aiguë, je pensai un instant que c’était un chacal.
[...] L’homme respira profondément. Il était vêtu de blanc mais n’était pas musulman, ça je le compris. « J’ai été en Angleterre », dit-il, « mais je parlais aussi le français, si vous préférez on parle en français. » Sa voix était totalement neutre, comme s’il faisait une déclaration au guichet d’une administration ; et cela, qui sait pourquoi, me perturba. « C’est un jaïn », dit-il après quelques instants, « il pleure à cause de la méchanceté du monde. »
[...] « À Bombay il n’y a pas beaucoup de jaïns », dit-il ensuite avec le ton de quelqu’un qui explique quelque chose à un touriste, « tandis que dans le Sud oui, il y en a encore beaucoup. C’est une religion très belle et très stupide. » Il dit cela sans aucun mépris, toujours sur le ton neutre d’une déposition.
« Vous, vous êtes quoi ? », demandai-je, « je vous prie d’excuser mon indiscrétion. »
« Je suis jaïn », dit-il.
[...] La respiration de mon compagnon s’était faite calme et lente, comme s’il dormait. Quand il parla de nouveau j’eus une espèce de sursaut. « Moi je vais à Varanasi », dit-il, « et vous, dans quelle direction allez-vous ? ».
« À Madras », dis-je.
« Madras », répéta-t-il, « oui, oui. »
« Je voudrais voir le lieu où l’on dit que l’apôtre Thomas a subi son martyre, les Portugais y ont construit une église au XVIe siècle, je ne sais pas ce qu’il en reste. Ensuite je dois aller à Goa, je vais faire des recherches dans une vieille bibliothèque, c’est pour cela que je suis venu en Inde. »
« C’est un pèlerinage ? », demanda-t-il.
Je répondis que non. Ou plutôt, oui, mais pas dans le sens religieux du terme. C’était plutôt un itinéraire privé, comment dire ?, je cherchais juste des traces.
« Vous êtes catholique, je suppose », dit mon compagnon.
« Tous les Européens sont catholiques d’une certaine façon », dis-je. « Ou tout du moins chrétiens, ce qui est pratiquement la même chose. »
[...] Nous nous tûmes quelque temps, puis mon compagnon me demanda l’autorisation de fumer. Il fouilla dans un sac qu’il gardait près de son lit et dans la chambre se répandit l’odeur de ces petites cigarettes indiennes parfumées, faites d’une seule feuille de tabac.
« Autrefois j’ai lu les Évangiles », dit-il, « c’est un livre très étrange. »
« Seulement étrange ? », demandai-je.
Il eut une hésitation. « Et aussi plein d’orgueil », dit-il, « soit dit sans méchanceté. »
« Je crains de ne pas très bien comprendre », dis-je.
« Je parlais du Christ », dit-il.
L’horloge de la gare sonna minuit et demi. Je sentais que le sommeil était en train de s’emparer de moi. Du parc derrière les quais arriva le croassement des corbeaux. « Varanasi c’est Bénarès », dis-je, « c’est une ville sainte, vous aussi vous allez en pèlerinage ? ».
Mon compagnon éteignit sa cigarette et toussa légèrement. « J’y vais pour mourir », dit-il, « il me reste peu de jours à vivre. » Il arrangea le coussin sous sa tête. « Mais peut-être convient-il de dormir », continua-t-il, « nous n’avons pas beaucoup d’heures de sommeil devant nous, mon train part à cinq heures. »
« Le mien part peu après », dis-je.
« Oh, ne craignez rien », dit-il, « l’employé viendra vous réveiller à temps. Je suppose que nous n’aurons plus l’occasion de nous voir sous les apparences à travers lesquelles nous nous sommes connus, ces valises que nous sommes actuellement. Je vous souhaite un bon voyage. »
« Bon voyage à vous aussi », répondis-je.
(p. 47-52)
Il demanda : "vous avez dit ?".
"Je parlais des corps" dis-je, "peut-être sont-ils comme des valises, nous y transportons nous-mêmes". (p.46)
“Alt”, disse lei, “non si approfitti della notte tropicale e di questo albergo fra le palme.. Sono vulnerabile ai complimenti e mi lacerei corteggiare senza resistenza, non sarebbe leale di parte sua”. Alzò il bicchiere anche lei e ridemmo ancora.
« Stop », dit-elle, « ne profitez pas de la nuit tropicale et de cet hôtel au milieu des palmiers. Je suis vulnérable aux compliments et je me laisserai faire la cour sans opposer de résistance, ce ne serait pas loyal de votre part ». Elle leva son verre elle aussi et nous rîmes encore.
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