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Critique de jlvlivres


Jordan Tannahill, l'auteur qui monte, en particulier à Toronto où il a une galerie « Videofag », dans Augusta Avenue, coincée entre un « Egg Bae » avec des caractères chinois et une maison à la devanture de toutes les couleurs. A souligner que le suffixe « fag » correspond à une appellation homophobe. Bien entendu, ce n'est pas cela qui fait de la bonne littérature, mais c'est encore central, près de Dundas Street W et du grand Toronto Western Hospital, juste au nord de Chinatown et en face de Little Italy.
Donc, Jordan Tannahill est né et a grandi à Ottawa. Il est venu à Toronto à l'âge de 18 ans où il commence à travailler. Des petits boulots qui lui permettent de rencontrer toute une faune spécifique de travailleurs à temps partiel, de nuit, ou bien de chez le fabuleux « Honest Ed's », malheureusement fermé il y a 2 ou 3 ans. Gigantesque magasin de près de 2 hectares, quasi un bloc, au coin de Bloor et Bathurst, où l'enseigne gigantesque (23 000 ampoules) vantait que l'on y trouvait de tout (et c'est vrai), de l'occasion aux produits presque neufs, et le tout à des prix défiants toute concurrence. Les vendeurs y étaient d'ailleurs issus de la même source (du presque neuf). C'était avant le quasi esclavage des McDonalds. C'est aussi un quartier très engagé sur la culture LGBTQ, où se déroule la Gay Pride fin juin, sur Bloor et Dundas. L'oeuvre de Jordan Tannahill y fait donc fréquemment référence, lui-même ne cachant pas son attirance pour le coté queer. Il ouvre donc sa boutique, reprise à un ancien barbier-coiffeur, profitant de la proximité de Kensington Market, lieu de perdition, avec ses petites boutiques locales, inclues plusieurs fromageries, très animées. La galerie devient vite un lieu de contre-culture important à Toronto. Elle est actuellement fermée. Il monte la pièce de Sheila Heti « All Our Happy Days Are Stupid» (2015, McSweeney's Publishing, 128p.), alors que le script datait déjà de près de 10 ans. le script a été réutilisé par l'auteur dans « How Should a Person Be ? » traduit par Stéphane Roques en « Comment Etre Quelqu'un » (2014, L'Olivier, 288 p.).
« Liminal » (2018, Anansi Press, 284 p.) est le premier livre de Jordan Tannahill, qui vient d'être traduit par Melissa Verreault (2019, La Peuplade, 440p.). La différence de pages s'explique (peu) par une liste de références et la catalogue de la Peuplade. On se rend vite compte de la traduction lors d'expressions typiquement québecoises. Les lampes DEL par exemple pour les lampes led, le « Nuage » qui désigne le cloud de Microsoft, ou les « fuck » ou « fucking » qui interviennent à tout bout de champ. Il faut dire que c'est mieux que les « hostie » ou « tabernacle. Sa sortie a été fort bien accueillie au Canada, où on l'a comparé à Ben Lerner et Rachel Cusk. le premier a été introduit et traduit en français par Jakuta Alikavazovic avec son premier roman « Au Départ d'Atocha » (2014, L'Olivier, 208 p.). Une espèce de train-movie en Espagne, avec en fond de tableau la fusillade de la gare d'Atocha à Madrid. La seconde écrit sur le mariage et la séparation comme dans « Contrecoup » (2014, Points Seuil, 192 p.). Un titre, tout d'abord, qui se détache en lettre blanches sur la couverture. « Liminal : Qui est au niveau du seuil de la perception ». Tout commence un matin du samedi 21 janvier 2017. Sa mère ne s'est pas réveillée à l'heure habituelle. Son fils la regarde sans trop comprendre. Est-elle vivante, est-elle morte ? « Tandis que je me tiens ici […], toi dans ton lit, moi dans l'embrasure de la porte, dans un moment de contemplation, quelque chose - peut-être toute chose - est dévoilé. Et je deviens dé-fixé. Mais je ne comprends pas encore ». le moment est véritablement liminal. « Je suis dans le moment entre la conscience et la compréhension. L'intervalle entre la main qui touche l'eau bouillante et la douleur de la brûlure. Entre sens et sensation ». C'est par la suite, tout au long des 400 pages la relation d'un fils à sa mère. La vision réciproque de chacun, avec des recours à la philosophie, la physique, les mathématiques et à la création artistique. « C'est comme se faire dire qu'on pourrait sauver ta mère en remplaçant son cerveau ». On retrouve alors les délires scientifiques d'Elon Musk, non cité, sur les connections cerveau-ordinateur.
L'auteur présuppose dans une interview qu'il y a deux écoles de pensée qui gouvernent le monde. La première est qu'il y a une vie après la mort, et donc que toutes nos actions se poursuivront dans l'au-delà. L'autre est que l'on vit ici et maintenant, dans le monde matériel de la nature et de notre corps. Il se place dans ce second paradigme. Il est vrai que la mort est présente tout au long du livre. Cela va de l'attentat de Nice en 2016, à la montée des mouvements fascistes et populistes, à Donald Trump et au Brexit. Cela débute dans les montagnes de Bulgarie pour s'enchainer sur une table d'opération à Mexico, et bien entendu sur son expérience de mélange d'art et de vie de tous les jours à Kensington Market. Il y a entre autres, des séquence où la dénommée Gia Bachmann squatte l'endroit. Elle a déjà une bonne soixantaine d'interventions de chirurgie (esthétique ou non) derrière elle. « Elle voulait avoir l'air fausse ». « A la suite d'une procédure de trop, le visage est étiré et les coins de la bouche sont relevés dans une sorte de léger sourire permanent, comme Joker dans Batman ». Un peu plus loin, cela se poursuivra en séquence vidéos sur les murs et vélo d'appartement. le tout avant la fameuse opération de castration « in vivo » au Mexique. Entre temps il y aura la crise des migrants, la Syrie et ses massacres, et bien sûr le Sida. C'est un peu la vie de ces milléniaux, génération qui a vu le jour avec le XXIeme siècle pour lesquels les subdivisions temps/espace, ou esprit/corps, n'ont plus lieu, un peu à la façon du principe de superposition à la Schrödinger (et de son chat).
Le livre s'ouvre sur la marche des femmes à Ottawa. Il est 11 :03 :45 ce 21 janvier. Initialement prévue pour soutenir une manifestation organisée à Washington protestant contre l'élection de Donald Trump, la marche en est actuellement à sa troisième année consécutive en 2019. le narrateur, qui se nomme également Jordan, rend visite à sa mère, Monica. D'où l'interprétation liminale de la relation entre les deux êtres. Cela d'autant plus que la mère est une scientifique, travaillant sur l'intelligence artificielle et le projet NEST, petite simulation d'un réseau neuronal, à l'Université de Carleton (Ottawa), croyante et pratiquante, alors que Jordan est athée et artiste. Ce qui vaudra des discussions passionnées entre la mère et le fils sur la physique quantique. Ou sur son interrogation quant à la sexualité de son fils. Pratiquante sporadique du yoga, qui ira jusqu'à cette scène où la mère en larmes quitte le fils, persuadée d'avoir engendré un monstre en pervers. « J'ai commencé à faire une fixation sur l'idée que j'étais génétiquement prédestiné à être soit un perdant, soit un pervers ».
Donc on assiste au non-réveil de Monica, féministe de 58 ans, « mère monoparentale. Survivante d'un cancer de sein. Membre d'un club de lecture. Inconditionnelle de la radio de CBC. Abonnée du magazine Maclean's. Chrétienne aux tendances New Age. Humaniste. Membre du parti libéral. Force gravitationnelle d'une petite galaxie d'amies. Dure à cuire proclamée ». Un « premier accident ischémique transitoire (AIT) dans son lobe pariétal gauche, la partie du cerveau qui réconcilie le sentiment de soi d'une personne avec son corps ». Jordan, le fils et narrateur était à Londres et revient d'urgence au Canada. On retrouve cet épisode dans « Declarations ».
Des androïdes aux sex-clubs, on trouve presque de tout dans « Liminal », comme cette séquence « le soir de la première de Giselle [où] le danseur qui jouait le duc Albrecht est entré avec un godemiché mauve géant dans son cul ». D'ailleurs « le spectacle s'est terminé avec Giselle soufflant dans son vagin avec un cor français ». Voilà qui décoiffe, et est qualifié par les critiques « du plus extraordinaire acte de terrorisme artistique dans l'histoire de la danse canadienne ». Et l'on s'étonne que les mêmes critiques voient en Jordan Tannahill « un enfant terrible ». Il y aura aussi ces deux séquences de l'extase mystique de Sainte Thérèse d'Avila avec la fameuse statue du Bernin, par ailleurs dénommé le Bernin ou Gian Lorenzo Bernini selon l'endroit du livre. Selon l'endroit et les personnes accompagnatrices, dont, avec l'ineffable Gia « une Thérèse travelo et chirurgicalisée ». On a droit aussi aux quatorze émotions d'Aristote. « Les sensations sont des choses dont on est conscient, on les sent se produire à l'intérieur de nous, monter à la surface, tandis que les émotions… ».
Dans le dernier tiers de « Liminal » on découvre Asai Koichi, qui dirige une troupe théâtrale japonaise, dont Emily, un robot androïde féminin. La séquence commence par des extraits de courriels, ce qui augure d'un style littéraire varié, mais s'achève aussi vite après trois ou quatre échanges. Cet épisode est vite abandonné au profit des résultats du vote sur le Brexit, mais regagne en dimension affective avec le renouveau des relations entre Jordan et Osama (ou Oz). C'est un peu dommage car c'est une partie assez intéressante. « Ce qui nous effraie le plus, c'est ce qu'on désire le plus. C'est à dire, bien sûr, d'être des dieux ».
En résumé, un livre superbe sur les relations entre le fils et sa mère, relations qui reviennent périodiquement dans le roman. le message sur les notions de perceptions, selon le titre « Liminal » est moins clair, dilué dans des considérations parfois hors de propos, ou est ce une lecture queer qu'il convient d'adopter. Une lecture assez facile, malgré les nombreuses références, aidées en cela par quelques pages en fin d'ouvrage. Des longueurs cependant qui auraient pu être coupées à l'édition. Il est vrai que cela vire parfois à l'autobiographie de Jordan Tannahill et oscille souvent entre les relations fils-mère et vécu aux amours multiples. C'est un peu le coda du quatorzième et dernier chapitre.
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