Au premier pas vous auriez su qu'ici le jour n'existait pas. Peut-être parce que le soleil ne pouvait atteindre l'écrin secret de la Sylve, ou parce que le voile enchanté des feuillages ne laissait passer des rayons du jour que ce qu'ils avaient de lunaire au plus profond de leur clarté. Au premier pas vous auriez distingué, dans l'impénétrable silence qui perçait le chœur murmurant des branches, un autre chœur, celui des existences inconnues qui se nichaient dans les bosquets et les grottes, dans les clairières et les cataractes.
"Mon ombre. Ma pauvre ombre. Depuis le coucher du soleil, elle saigne. Et ça ne s'arrêtera plus. Mais d'où vient-il tout ce sang? De nulle part, sans doute. Des eaux noires d'une malédiction."
Devenir immortel, est-ce une inévitable condamnation au désespoir? Ou n'est-ce que notre immortalité, celle qui émane de moi et que j'ai inoculé à mes Vermines, qui détient l'abject pouvoir de détruire notre âme?
J'étais né pour contempler, plus que tout autre chose.
Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi les beautés les plus ténébreuses étaient pour moi les plus attirantes. Peut-être le goût du mystère, du voile et de la profondeur. L'obscurité protège de la vérité. De tout ce qu'on ne veut pas savoir. Elle est folle et imprévisible, mais secrète, silencieuse; belle comme une mer de diamants noirs.
La beauté m'attire comme les cadavres la vermine.
Au fil de ma flânerie, au hasard de chemins qui n'en étaient pas, je vis des fleurs énormes ou minuscules qui brillaient doucement dans l'ombre, comme des vers luisants; des étincelles que les feuilles tombantes emportaient dans leur chute; des ruisseaux plus effilés que des serpents, caressés par les lueurs opalines d'un astre singulier. Des couleurs précieuses et voilées, des bleu nuit, des nacres vaporeuses, des abyssines et des fuligineuses, tissaient un lien charnel avec la chevelure cinabrine de la Sylve, offrant un nouveau sens à ce mot, féerie, que je croyais si bien connaître.
— Eh bien moi, je n’aime pas les livres.
— Vraiment ?
— Je les ai aimés. J’en ai lu des milliers. Des romans. Des pièces de théâtre. Des récits. Tout ce que l’on appelle des histoires. J’en ai lu jusqu’à m’en dégoûter. Toujours les mêmes histoires. Les personnages, les écrivains essaient de les nuancer pour en faire des êtres uniques, mais au fond ce sont toujours les mêmes. Juste des entités de différentes couleurs, de vagues énergies qui gigotent pour obtenir ce qu’elles veulent. Voilà ce que c’est, une histoire. Des désirs, qui se heurtent à d’autres désirs. Et quand on a trop lu, on voit tout ça, ce schéma pitoyable, qu’on module sans cesse pour donner l’illusion qu’on fait du nouveau, et on n’en peut plus. Machin veut chose, mais chose ou truc ne veut pas. Truc est de l’avis de chose et veut que machin fasse plutôt ceci ou plutôt cela. Machin n’est pas d’accord parce qu’il a ses raisons, bonnes ou mauvaises, ou entre les deux, et Seigneur, qu’est-ce qu’on le comprend, au fond, ce machin, ou alors on compatit avec truc même si on préfère chose. C’est minable. Ça tourne en rond à l’infini. Tellement que les nouveaux livres s’écrivent en fonction des vieux. Truc rend hommage à machin. Machin révolutionne tout en détruisant ce qu’ont fait truc et chose avant lui. On en revient toujours au même point. La structure et la langue changent, mais on a toujours besoin de dire les mêmes choses, parce qu’après des siècles et des siècles de littérature, personne n’a jamais rien compris à quoi que ce soit, et tout recommence sans cesse. Si ce que je suis en train de dire se trouvait dans un livre, je détesterais ce livre parce que je saurais que j’ai déjà lu ça avant, et que c’était inutile de le refaire.
Qu'est-ce qui te transperce pendant que tu me regardes ? Ce n'est pas de la lumière ; c'est une illusion, la lumière. On la croit vive, et pure, mais derrière elle il n'y a que des ténèbres.
Lorsque tes dents déchirent la peau et libèrent le nectar, c’est comme une jouissance enfantine, un plaisir suprême et gratuit, quelque chose qui ne pourrait jamais te lasser. Tu es seul dans une sphère exquise, et l’unique pensée qui puisse t’effleurer, c’est que le meurtre est la chose la plus divine du monde, et que tu détruirais l’humanité entière pour prolonger cette extase.
L’océan est une immense porte, grande ouverte. Il est offert, il ne refuse rien. Peut être parce qu’il sait qu’on n’atteindra jamais son coeur.