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Critique de Nastasia-B


Ceux qui me connaissent un petit peu savent que j'aime, de temps à autres, me faire l'avocate, soit du diable, soit des causes perdues. Et bien que j'aie déjà proposé un commentaire pour chacune des deux pièces qui composent cet ouvrage, j'aimerais amener votre attention sur cette édition en particulier. Nous savons tous que les très vieilles éditions du « Livre de Poche » ont une réputation de ringardise absolue, esthétiquement, surtout, mais aussi piètre qualité du papier ou de la reliure, ou encore appareil critique inexistant, et cætera, et cætera, j'en passe comme vous pouvez vous le figurer.
Nonobstant, au risque d'en surprendre certains, j'ai une affection toute particulière pour ces mal-aimées chez les classiques.
Premièrement, elles conservent totalement ce qui fit leur succès en leur temps, à savoir une extrême modicité de coût quasi imbattable sur le marché de l'occasion.
Deuxièmement, et on ne le souligne jamais (ou jamais assez), je constate que ces vieilles reliques du Livre de poche n'ont à rougir devant personne quant au nombre des coquilles, surtout pas devant Folio ni même la pourtant fort prestigieuse Pléiade.
Troisièmement, et là encore on n'en fait guère de cas, je veux parler de la pertinence des choix éditoriaux, souvent copiés par la concurrence, mais dont tout le mérite devrait revenir en premier lieu à cette collection. Ceci nous ramène à ces deux pièces de Tchékhov. En effet, quelle bonne idée de les proposer ensemble, ces deux-là, et non deux autres. Certes, on peut toujours plaider en faveur du hasard qui, pour le coup, aurait été heureux. On ne peut l'exclure, mais je n'en crois pas une lettre. Ces deux pièces ont évidemment des rapports multiples qu'il est très intéressant de mettre en miroir.
L'une comme l'autre abordent la notion de vacuité des apparences, du fourvoiement de ceux qui font passer le PARAÎTRE avant l'ÊTRE. Dans La Cerisaie, cette course aux apparences conduit au naufrage financier, dans La Mouette, elle conduit au malheur extrême des âmes qui s'y adonnent.

La Cerisaie est une oeuvre symbolique. Les cerisiers en fleur (n'oublions pas la vogue japonaise qui avait frappé l'occident durant le XIXème siècle) symbolisent le raffinement, l'esthétique, l'éphémère, l'art, le faste, le tape-à-l'oeil, la frivolité, en un mot l'aristocratie.
Ceci s'oppose bien évidemment au matérialisme, au pragmatisme, à la terre, au sol, en tant que quantité de mètres carrés sur lesquels poussent ces arbres.
C'est donc tout un symbole que la cession de la cerisaie (demeure et domaine de la noblesse russe) par l'aristocratie à la bourgeoisie et c'est ce symbole que choisit Anton Tchékhov pour nous montrer la fin d'une époque, la prise de pouvoir par les financiers au tournant du XXème siècle, notamment suite à l'abolition du servage en Russie en 1861.
Cette pièce est donc tout à fait dans la droite lignée des Démons (les Possédés) de Dostoïevski. Tchékhov sent aussi parfaitement monter les ferments de ce qui sera la révolution de 1917.
Pour nous montrer cette décadence, cette perte de contrôle de l'aristocratie, ce manque de lucidité, au début de la pièce, chaque personnage est dans sa propre bulle, chacun répond à côté de la plaque, sauf l'homme d'affaire, descendant de paysan, Lopakhine, qui, lui, a bien perçu que le vent a tourné et qu'il apporte des odeurs de roussi.
Tous les autres sont dans les mirages d'un monde et d'une époque qui a disparu, révolue, qui s'est évanouie pour laisser place à une autre, mais que leurs yeux sont incapables de déceler, sauf peut-être l'étudiant utopique Trofimov, ancien précepteur d'un enfant qui est mort (encore un symbole !) et qui attend béatement l'heure du changement en s'imaginant que tout sera bonheur, liberté et égalité si une révolution survient.
En ce sens, c'est-à-dire, la poursuite des chimères, la non perception de la réalité, cette pièce se rapproche de la Mouette. C'est probablement la pièce la plus célèbre de Tchékhov, mais, définitivement, ce n'est pas ma préférée, car Oncle Vania m'a beaucoup plus séduite.
Évidemment, le ton Tchékhov, la facture Tchékhov, les ingrédients Tchékhov sont tous là, et comme ses trois soeurs (excusez-moi le calembour, il s'agit évidemment de la Mouette, Oncle Vania et Les Trois Soeurs) c'est une tragi-comédie grinçante et très typique de l'auteur.
On peut juste préciser que certaines mentions, notamment aux vacanciers, à la révolution latente, aux changements économiques annoncent ou font écho à l'oeuvre de Gorki.
Voilà, si je dois conclure, je dirais que cette pièce, très caractéristique du style Tchékhov est un trait d'union entre Dostoïevski et Gorki, le témoin d'un pan de l'histoire russe qui s'effondre et d'un autre, à créer.

Dans La Mouette, Tchekhov aborde la thématique, ô combien d'actualité, des jeunes gens désirant plus que tout s'adonner aux métiers artistiques, et tout particulièrement, ceux du spectacle. Combien d'apprentis chanteurs, danseurs, acteurs, humoristes, musiciens, écrivains se retrouveront, eux et leurs illusions déçues dans cette mouette, symbole du jetable, un coup de fusil et on n'en parle plus. Mais, « La Mouette », c'est aussi bien plus que cela et s'il est bien une oeuvre qui souffre de la traduction, c'est bien celle-là. En effet, Anton Tchekhov joue fréquemment sur le signifiant et le signifié des mots et des noms qu'il emploie, chose indubitablement perdue à la traduction. En russe, le mot « mouette » ressemble à un verbe qui signifie « espérer vaguement quelque chose, plutôt en vain » (de même pour le nom de Medvedenko qui évoque en russe l'ours pataud). de plus, si l'on se souvient que la scène se déroule au bord d'un lac à l'intérieur des terres, La Mouette devient un oiseau égaré, blanc parmi les sombres alentours, symbole donc à la fois de candeur, de fragilité et d'égarement, d'espoirs plus ou moins déçus et de voix dissonante. On est donc loin des hordes piaillardes et envahissantes des bords de mer auquel le nom « mouette » fait référence, de prime abord, pour nous autres, habitants des franges du continent. L'oiseau le plus proche en français de ce qu'a voulu exprimer l'auteur serait peut-être l'hirondelle, pour la notion de fragilité et de vague espoir, mais bien loin de recouvrir toutes ces thématiques évoquées plus haut.
Tchekhov nous dépeint un monde où les artistes célèbres sont mesquins, égoïstes, narcissiques et sans intérêt comme l'actrice Irina Arkadina ou l'écrivain Trigorine, ceux qui désirent devenir artistes sont gonflés d'orgueil et de talent parfois douteux à l'instar de Treplev et Nina, les gens en place désirent autre chose que ce qu'ils ont tels Sorine, Medvedenko, Macha ou Paulina. Bref, tous courent plus ou moins après des chimères (la reconnaissance du public ou celle de ses pairs, l'amour de quelqu'un qui ne vous aime pas, le mode de vie opposé à celui que l'on pratique, etc.). Finalement, (est-ce un hasard sachant que Tchekhov est médecin de formation ?), un des seuls à avoir des yeux lucides semble être le médecin Dorn, qui possède un regard distancié et détaché des émotions, qui sait goûter le talent quand il est là, qui n'essaie pas d'avoir un autre âge que ce qu'il a.
En somme, une pièce qui remue beaucoup du côté de nos attentes, souvent un peu triviales ou inaccessibles, alors qu'à deux pas, l'accessible est négligé, tels l'amour de Macha pour Treplev, l'amour de Treplev pour Nina ou sa mère, l'amour d'Arkadina pour Trigorine, l'amour de Paulina pour Dorn etc. le message de Tchekhov pourrait être, ne regardez pas trop haut, n'allez pas vous griller comme un papillon de nuit sur une lampe brûlante et sachez jouir de ce qui est à votre portée. Si vous obtenez de la reconnaissance sans l'avoir cherché, tant mieux, sinon, ce n'est pas bien grave, les trompettes de la renommée sont bien mal embouchées comme disait Brassens...

En somme, n'arrêtez pas de lire ces vieilles éditions qui paraissent si ringardes et qui, parfois, ne le sont pas, du moins c'est mon avis, c'est-à-dire pas grand-chose.
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