Fleur de tonnerre

Un bouquet de chardons bleus décore le bureau du premier président qui donne l'ordre d'introduire l'accusée. C'est alors que bientôt, de gros en maigres, jeunes en vieux, bourgeois en journalières, un long frémissement traverse la salle. La voilà donc celle dont les gens ont peur, qui a empli d'une rumeur d'orage les chemins creux de Bretagne.

Hum, hum ! Je vous ai prévenu : c'est une Basse-Bretonne ... plaisante Bidard de la Noë entre les deux médecins, donc pas tout à fait une humaine.

ça suffit Hélène et fermez la porte de la cuisine ! Ah zut, il n'y en a plus. Hum, hum ! On a assez entendu vos sottises cencernant ces légendes de la mort. Sottises ? Mais monsieur Théophile, je vis au milieu des ombres, des korrigans et des fées. Je les vois mieux que je ne vous vois ...le jour, la nuit, dans mon sommeil, au coin des fossés, dans les airs et les nuages, et suis certaine d'être dans le vrai !

Dans la nuit, j'ai cru entendre qu'on grattait à sa porte et appelait Rose d'une voix lugubre. J'ai pensé : "on dirait que l'Ankou vient la chercher avec sa Karriguel" puis je me suis rendormie. Ce serait donc la faute de l'Ankou ? ... s'étonne dans un sourire le jeune Pinault sceptique concernant ce diagnostic qui lui semble peu plausible. Ma cuisinière est plus bretonne que française, justifie le professeur de droit à l'université de Rennes. Les contes des campagnes de Basse-Bretagne troublent ses nuits. Moquez-vous autant que vous voulez ! gronde Fleur de tonnerre en faisant grésiller deux cuillères à soupe de beurre auquel elle ajoute presque la même quantité de farine. Je sais, moi, que la nuit dernière à minuit dans le cimetière des Caqueux, sur la lande de mon enfance, toutes les tombes ont dû s'ouvrir. Leur chappelle maudite s'est certainement illuminée et plus de cent squelettes sont venus à genoux, je pense, écouter la Mort prêcher sur l'autel.

Hélène, je suis reconnaissant car, à la longue, j'en avais assez du cirque des civilisations et de cette vie, sale besogne au souci perpétuel ... Sa respiration devient oppressée et sa voix si faible que le son de ses paroles ne parvient presque plus aux oreilles. Face à Fleur de tonnerre aux yeux d'une rare douceur, il sourit, tasse vide posée sur son recueil de contes celtiques. Il la nomme aussi maman par erreur et relate un souvenir de prime enfance : j'avais peur des grandes ombres. J'avais peur des contorsions du soleil le soir...Adieu, celle qui met ma mort au monde. Kenavo Monsieur Kerallic.

Sortez de ce couvent Hélène. Votre affaire fera le tour des lieux saints du Morbihan où vous ne trouverez plus jamais un emploi. En revanche, je ne relaterai pas en ville les événements extraordianaires qui se sont déroulés chez nous car vous seriez capable de dire que vous n'y êtes pour rien et alors les paysans raconteraient, dans les veillés des campagnes, que ce sont des korrigans, fées, sirènes, Poulpiquets velus, qui ont fait le coup...ou je ne sais quelle autre créature folklorique sortie de ces terres druidiques. Les dernières phrases de ce discours plaisent peu à Fleur de tonnerre justement élevée au lait enchanté, terrifiant, des veillées et à l'énergie des menhirs contre lesquels elle s'adossait, enfant, pour ressentir l'âme des pierres levées. Du fond de sa gorge, on dirait monter, sous l'eau qui vire, un roulis sourd de cailloux : Nos légendes ou même les facéties d'Arlequin dans les foires ont du bon sens si on les compare aux prônes, aux farcesdes curés et des mères supérieures ...