Citations sur Trois essais sur Twin Peaks (24)
Ce n’est pas seulement Dale Cooper qui a suivi son intuition dans une enquête qui, une fois dépassée, s’est transformée en quête des « coulisses du monde », c’est toujours David Lynch, avançant pas à pas dans les chemins contre-initiatiques de la télévision comme « monde des formes en suspens » du capitalisme pour en produire l’ésotérique par une Voie de la Main Gauche appropriée, se croyant temporairement protégé par ses croyances syncrétiques et sa foi New Age (mais aussi sa profonde gentillesse, sa délicieuse humanité, son aspiration permanente à la bonté, son incapacité charmante à blesser qui que ce soit : ce qui ne suffit pas, ce qui ne suffit jamais). Enfin, ce n’est pas seulement Dale Cooper qui s’est retrouvé bloqué dans la Loge Noire, c’est David Lynch, succombant aux forces qu’il a imprudemment déchaînées. Et les films qui suivent Twin Peaks ne sont dès lors plus de David Lynch.
Les personnages principaux des récits de fiction sont comme les stars : des formations de domination par la merveille. Observés comme modèles dans la formation de la personnalité, ce sont les plus grandes entraves à la dimension active des fictions initiatiques. C’est pourquoi les chevaliers de la Table ronde échouent, se perdent, se figent, reviennent aphasiques ou amnésiques, ou se laissent abattre avant d’avoir accompli leur tâche. Les romanciers du Moyen Age savaient briser leur « miroir » à temps pour que le lecteur ne s’arrête pas au spectacle du prince victorieux.
La contre-initiation est le sujet le plus brûlant de l’œuvre de René Guénon. Dans l’un de ses derniers livres, Le Règne de la quantité et les Signes des temps, publié en 1945, cet auteur décrit les deux phases successives de la Modernité, analogue aux deux phases de la manifestation : à la pravttî-mârga correspond la phase de solidification, qui va du rationalisme au matérialisme ; et à la nivrttî-mârga correspond la phase de dissolution, qui comprend toutes les formes de « spiritualité à rebours », et, plus particulièrement, la psychanalyse, le théosophisme et le spiritisme.
Et, à travers le récit de l’échec de l’agent Cooper, Twin Peaks narre l’échec du New Age comme instauration d’un nouveau régime spirituel capable de s’imposer face au « capitalisme comme religion ». Par le caractère syncrétique de sa foi (mélange de bouddhisme, de synchronicité jungienne et de confiance dans son intuition), Dale Cooper est le New Age même, et le monde de la Loge Noire devient la mise en scène rigoureuse de son rapport à la spiritualité.
L’objectif secret de Twin Peaks est de repérer la continuité du théosophisme dans la culture contemporaine. Redécouvert à la lumière de Twin Peaks, le système mystique de Mme Blavatsky est l’impensé sur lequel se structure toute la mythologie de notre temps, sa Voie de la Main Droite : le New Age.
[…] Twin Peaks déploie une authentique Voie de la Main Gauche, et se présente avec la radicalité du geste exigé par Krishna à Arjuna pour s’arracher aux déterminations et atteindre la délivrance. Et cette voie passe par la présentation d’une Geste à dimension initiatique renversée. C’est la Geste, triste à mourir, d’un homme bon mais guidé par des signes équivoques dans un chemin de perdition, et finalement abandonné aux forces mauvaises : Dale Cooper.
Si la télévision est le « monde des formes en suspens » du capitalisme, Twin Peaks est l’ésotérique de ce monde, l’ésotérique de la télévision.
Le capitalisme surplombe si parfaitement son époque que les figures les plus influentes de la modernité sont, malgré elles, complices de son triomphe : Nietzsche, dans la création du Surhomme (« premier homme qui commence à réaliser la religion capitaliste de manière consciente » [Walter Benjamin, Le capitalisme comme religion]), parce qu’il remplace la conversion et l’expiation par une intensification continue ; Freud, pour l’invention du refoulé : « capital sur lequel l’enfer de l’inconscient paie ses intérêts » ; enfin Marx, chez qui le capitalisme qui ne se convertit pas devient le socialisme « par l’intérêt et l’intérêt composé qui sont fonction de la faute ».
Dans l’islam chiite, la pratique du ta’wil est l’interprétation du sens ésotérique (bâtin) des Révélations divines. Elle ne peut être séparée de la shar’iat (loi) dont elle est à la fois le versant mystique et l’intégration personnelle. Celui qui pratique le ta’wil détourne l’énoncé de son apparence extérieure (zâhir) pour le faire retourner à sa vérité intérieure (la haqîqat). C’est un ésotérique qui s’accomplit du vivant de chaque homme, pour solidifier la réalité du « monde des formes en suspens », le lieu même où s’accomplira notre résurrection « en image ».
Twin Peaks n’est pas une œuvre d’art au sens classique du terme. Twin Peaks est un mood, c’est-à-dire la formalisation, à la fois souple et claire, non systématique mais récurrente, de la qualité de l’air propre à son identité fictionnelle.