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372 pages
E. DENTU, ÉDITEUR (12/06/1881)
5/5   1 notes
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Bien qu'il soit aujourd'hui bien oublié, voire même ouvertement conspué, l'écrivain et journaliste Victor Tissot joua probablement un rôle assez crucial dans la réconciliation progressive de la France et de l'Allemagne. Ce grand voyageur fort curieux de l'Europe centrale et l'Europe de l'Est, parvint à faire publier, dans une France germanophobe et martyre de la défaite de 1870, ses nombreux récits de voyage en Allemagne, via l'éditeur populaire Édouard Dentu, célèbre pour ses audaces éditoriales et son goût prononcé pour le scandale hautement rémunérateur.
Victor Tissot avait un avantage sur tous les hommes de lettres français : il était suisse, donc neutre, ce qui faisait qu'aucune porte ne se fermait devant lui, et qu'il n'inspirait aucune méfiance. Devant un français vaincu et amer, les Allemands se seraient montrés plus réservés.
Pourtant, tout suisse qu'il était, Victor Tissot était le contraire absolu d'un citoyen neutre et objectif. Non seulement, il avait des idées très arrêtées sur chaque pays qu'il visitait, mais il faisait preuve d'une propension à défendre, sans le moindre souci de cohérence, les idées dans l'air du temps, même si cela confinait assez souvent à la xénophobie : une xénophobie opportuniste, souvent à géométrie variable, puisqu'il pouvait parfaitement se répandre en propos odieux sur une ethnie dans un ouvrage, et encenser cette même ethnie dans l'ouvrage suivant. Ajoutons aussi que Victor Tissot était autant un observateur rigoureux qu'un touriste de base ayant des curiosités triviales, passant aisément d'une cathédrale sublime à la rue des bordels, ou bien du cloaque des prisons locales à une analyse poussée de la libido particulière de la faune féminine locale, testée et approuvée par ses soins.
Tout cela fait de Victor Tissot un globe-trotter peu fiable, mais néanmoins méthodique et très observateur. Mais ce que l'on sait moins, c'est qu'il fut aussi un romancier, même s'il ne fut jamais un romancier solitaire. Dès 1878, il s'acoquina avec Constant Améro, un publiciste qui, apparemment, n'écrivait que par délassement, tout comme son épouse qui signait simplement Mme Constant Améro. Un feuilleton aristocratique, « Les Aventures de Gaspard van der Gomm » (1879), marqua le début enthousiasmant de leur collaboration.
C'est cependant autour d'un roman ouvertement tourné vers un public adolescent (Constant Améro a beaucoup écrit d'ouvrages pour la jeunesse), que les deux hommes vont collaborer à nouveau pour un roman d'aventures magistral, fort inspiré de Jules Verne, et basé principalement sur des archives glanées en Sibérie durant le long voyage en Russie que Victor Tissot fit l'année précédente.
Victor Tissot préparait alors son ouvrage « La Russie et les Russes », qui ne paraîtra qu'en 1884. Sans doute avait-il déjà compris que son livre serait très volumineux simplement en contant son voyage de Berdytchiv à Moscou. Il confia donc à Constant Améro le soin de tirer de toutes ses notes sur la Sibérie, et sans doute aussi de ses premiers jets rédactionnels, de quoi faire un roman d'aventures. Sous-titré « La Vie en Sibérie », le roman « Aventures de Trois Fugitifs » fut donc publié en 1881, mais ne rencontra qu'un succès commercial modéré (Il n'existe apparemment que deux éditions).
Victor Tissot et Constant Améro nous font pénétrer dans la Russie des années 1880, une Russie autoritaire et paranoïaque qui, sur bien des plans, malgré le fait que les tsars y règnent encore, est extrêmement semblable à la Russie des XXème et XXIème siècle, telle qu'elle nous est familière. Si Lénine n'est encore à cette époque qu'un enfant, le régime des tsars connait déjà, depuis une quinzaine d'années, une opposition marxiste durement réprimée et qui sera désignée jusqu'en 1917 comme constituée de « nihilistes », tant l'utopie politique, dans ce pays encore lourdement traumatisé par les tentatives d'occidentalisation brutale menée par le tsar Pierre le Grand au début du XVIIIème siècle, ne peut envisager toute idéologie nouvelle que comme une tentative de destruction de l'identité russe.
On se méfie alors particulièrement des intellectuels. C'est ainsi que, bien loin d'être pourtant un conspirateur, le poète Davidoff, professeur de littérature slave à l'Université de Saint-Petersbourg, est arrêté par les autorités du tsar pour avoir organisé ponctuellement des soirées chez lui, entre érudits et étudiants, où l'on discutait de tout, y compris de politique. Bientôt, sa fille Nadège, puis, quelques mois plus tard, son fiancé, Yégor Séménoff, sont arrêtés et déportés dans une sorte de village pénitentiaire situés dans la ville d'Irkoutsk, au sud de la Russie, à moins d'une centaine de kilomètres de la frontière avec la Mongolie.
Torturé en dépit de son âge avancé, Davidoff est devenu complètement aveugle, et perd une partie de son discernement. Entièrement à la charge de sa fille Nadège, le vieil homme est un poids mort difficile pour la jeune femme qui, comme tous les prisonniers d'Irkoutsk, doit travailler la majeure partie de la journée. Heureusement, Nadège a adopté un enfant orphelin errant de la ville, Ladislas, dont elle a fait son petit frère, et qui l'assiste quotidiennement dans la gestion du ménage. Une fois qu'il est parvenu à les retrouver, Yégor s'installe quasiment avec eux. Il sympathise aussi avec M. Lafleur, un français dont on ne connaîtra jamais le prénom, exilé volontaire, chargé d'orchestrer les chorégraphies des ballerines russes à l'opéra d'Irkoutsk. Lafleur est pourtant moins un chorégraphe qu'une sorte de dandy aventurier à l'humour ironique, ayant exercé mille métiers lors de nombreux voyages à travers le monde.
Cependant, rapidement, la santé de Davidoff décline et bientôt le vieillard s'éteint, non sans avoir confié Nadège et Ladislas à Yégor. Pour les trois survivants, la perspective de l'avenir est néanmoins sinistre dans ce camp de travail où, précisément parce qu'il ne leur est rien reproché de précis, leur réclusion peut durer indéfiniment. À cela s'ajoute pour Yégor une inimitié qu'il redoute : lors de son arrestation à Saint-Pétersbourg, il s'était heurté à la rudesse procédurière du maître de police, nommé Yermac, et lui avait craché à la figure. Se réservant le droit de longuement torturer ce prisonnier, Yermac avait été désagréablement surpris d'être dessaisi du prisonnier Yégor Séminoff par un supérieur hiérarchique qui avait pleinement mesuré la valeur intellectuelle de Yégor, et l'avait embauché comme « prisonnier-secrétaire » dans sa ville natale à Irkoutsk.
Yermac avait fulminé, puis demandé sa mutation à Irkoutsk, qu'il avait finalement obtenu quelques mois plus tard. Yégor constate avec inquiétude la détermination de cet ennemi qui, même s'il est un fonctionnaire discipliné qui ne ferait rien d'illégal, est prêt à mettre tout en oeuvre pour arrêter Yégor à la moindre occasion.
Il faudrait fuir, mais où ? La Mongolie semblerait la destination la plus logique, mais dans un pays asiatique dont ils ne parlent pas la langue, où ils seraient les seuls caucasiens aisément repérables, et où par convention, la police russe était autorisée à les poursuivre, ils ne pourraient se cacher bien longtemps.
Une aide inespérée va leur venir de Lafleur. Celui-ci, las de son métier de chorégraphe, a demandé une autorisation pour rentrer en France, qui lui a été refusée pour des motifs politiques. Aussi est-il décidé, lui aussi, à s'évader. Mieux, il bénéficie de beaucoup de relations à Paris, où il pourrait chaudement appuyer une demande d'asile politique pour Yégor, Nadège et Ladislas.
Il serait hélas inutile de s'aventurer vers l'ouest en direction de l'Europe, car le camp d'Irkoutsk dispose d'une police montée de Cosaques qui rattraperaient aisément n'importe quels fuyards. Dès le départ, il apparait crucial d'imposer une énorme distance à  leurs poursuivants en s'évadant dans un petit bateau par le biais du fleuve Angara, qui coule à Irkoutsk en direction du nord. Ensuite, on traverserait la Sibérie en direction de sa pointe nord-est, en terre iakoute, jusqu'à Anadyr, ville portuaire et marchande, où il sera alors facile de s'embarquer et de gagner l'Alaska. le projet est fou, désespéré même, mais chacun préfère mourir en tentant de retrouver sa liberté plutôt que de croupir à Irkoutsk.
L'expédition est préparée avec minutie. On se procure grâce à Lafleur armes, munitions, vêtements chauds, et victuailles – pour quelques jours, car après, il faudra ponctuellement chasser le gibier sur les rives pour renouveler les vivres.
De même que les trois mousquetaires sont quatre, les trois fugitifs sont également quatre, puisque le français Lafleur, dont la présence est appréciable mais n'a d'autre fonction dans le récit que de présenter aux lecteurs un personnage familier en lequel ils peuvent se reconnaître, partage l'aventure des trois fugitifs russes jusqu'à son dénouement.
Les évadés seront finalement cinq, car bien entendu, Yermac se lance dès le lendemain sur la piste des fuyards, même s'il est rapidement abandonné par ses Cosaques, qui comprennent que l'avance considérable prise par les évadés risque de les emmener fort loin. Néanmoins, déterminé jusqu'à la rage et certain que force doit rester à la loi, Yermac décide de traquer seul, à cheval, Yégor et ses amis, en requérant de temps à autres l'aide de soldats locaux de bases militaires ou de camps de police pour faire la chasse aux fuyards. Il parvient même à les devancer pour leur tendre une embuscade, mais tombe nez à nez avec une meute de brigands dont le chef n'est autre que son propre fils, dont il était sans nouvelles depuis plusieurs mois.
Toujours esclave de son rigorisme, il juge que son fils unique étant un brigand, son devoir est de le tuer à l'instant même. Mais si le jeune homme est tétanisé face aux intentions meurtrières de son père, il n'en va pas de même de ses comparses, qui abattent Yermac et le laissent pour mort dans ce lieu qui, par ailleurs, regorge d'ours qui seront vite attirés par l'odeur du sang. Yermac n'est que blessé, mais sous cette température négative, alors que la neige tombe sans cesse, il est vite immobilisé par la glace, tandis que déjà plusieurs ours s'approchent de lui.
Ce sont finalement Yégor et Lafleur qui le sauveront, sans tout d'abord le reconnaître, venant spontanément en aide à une personne en détresse. Puis une fois qu'ils ont identifié puis soigné leur redoutable ennemi, ils n'ont d'autre choix que de l'emmener avec eux. Hélas, Yermac, affaibli, s'il est conscient de ne plus désormais pouvoir se passer de l'aide de ceux qu'il traquait, passera son temps à essayer de les trahir ou de les signaler à diverses autorités, voire même à des bandits. Malgré l'inévitable amitié qui naît entre des hommes qui côtoient ensemble la mort quotidiennement, durant un long périple où chacun a en permanence besoin des autres, et même lorsqu'il retrouve son fils repenti et agonisant, après avoir été blessé en délivrant le jeune Ladislas d'indiens iakoutes qui l'avaient enlevé, Yermarc ne veut pas admettre que les quatre évadés soient des hommes de valeur puisque l'Empire Russe les a traités en criminels.
Jusqu'au bout, il espère qu'une rencontre fortuite lui permettra de faire arrêter Yégor et ses amis. Mais quand finalement, après des mois à affronter les terres glacées de Sibérie, les évadés arrivent à Anadyr et y croisent, par le plus grand des hasards, le beau-frère de Yégor, capitaine d'un navire de transport international, qui se propose, à présent que ses marchandises sont déchargées, d'emmener Yégor et ses compagnons jusqu'à un port français, Yermarc comprend que rien ne peut plus arrêter les évadés, qui vont rapidement sortir des eaux territoriales. Lui-même ne peut pas se permettre de revenir bredouille à Irkoutsk après avoir abandonné son poste depuis de nombreux mois. Il n'a donc d'autre choix que de s'embarquer lui aussi pour la France, comme le lui suggèrent amicalement Yégor et ses amis, afin de pouvoir y refaire sa vie. Mais incapable d'admettre son échec ou de vivre loin de son pays, Yermarc se suicide à la faveur de la nuit en se jetant dans la mer glacée.
« Aventures de Trois Fugitifs » est donc un excellent roman d'aventures, aussi imaginatif et aussi pédagogique que ceux de Jules Verne, dont les auteurs reprennent la formule globale, mais dans une perspective plus réaliste, visant davantage un public de jeunes adultes. Constant Améro se révèle un conteur brillant, sobre mais précis, avec un grand sens de l'action et du récit atmosphérique. Ainsi, ce long cheminement dans une terre glacée fascinante, quoique morne, n'est jamais ennuyeuse, en grande partie de par le talent narratif de Constant Améro, mais aussi grâce aux nombreuses informations apportées par Victor Tissot sur l'aspect des forêts sibériennes, des congères, des icebergs au milieu du fleuve (qu'il désigne d'ailleurs par le terme désuet, même en son temps, de "toroses").
Si les deux plumes sont aisément reconnaissables tant elles sont différentes, elles se marient avec une grande complémentarité, Victor Tissot se montrant d'autant plus efficace sur le plan documentaire et scientifique qu'il n'a pas à se préoccuper de satisfaire, selon ses habitudes, les bas-instincts voyeuristes de ses lecteurs. Sa description de l'immensité sibérienne est d'un grand réalisme. Sa connaissance de la végétation, des forêts, des fleuves et des villes ne souffre aucune inexactitude : le lecteur est véritablement plongé dans un paysage à la beauté sauvage et dangereuse, où les cinq héros enchaînent des mésaventures et des périls parfaitement crédibles. Évidemment, donner des couleurs chatoyantes à une terre enneigée parsemée d'arbres noirs était mission impossible, mais l'immersion est véritablement passionnante, même quand on goûte peu les paysages polaires.
Même si l'intrigue est basique, et les personnages principaux peu approfondis, le personnage de Yermarc, qui dissimule, derrière son obéissance aveugle aux lois, une jalousie et une rancune envers un homme à la fois plus intelligent et plus juste que lui, et la manière dont il s'enfonce dans une posture morale dont il ne peut plus s'échapper, témoigne avec beaucoup de sagacité, de cette fierté intégriste, excessive à nos yeux, propre à l'âme russe. Victor Tissot et Constant Améro dressent ici le portrait d'un homme qui est véritablement l'incarnation de la Russie éternelle dans toute sa farouche détermination. Yermarc croit au bon droit de la loi tsariste, comme ses descendants soviétiques croiront que le communisme est un doctrine politique idéale, comme Vladimir Poutine pense aujourd'hui que la Russie ne peut pas perdre la guerre en Ukraine.
Et pourtant, Yermarc n'est pas non plus un fanatique incapable de différencier le Bien du Mal, il est sensé, logique, réfléchi, capable d'empathie et même d'émotions. Mais au centre de tout son être, règnent en maîtres la certitude du devoir qui doit être accompli et le rejet de toute réflexion, de toute remise en question, aussi pertinente soit-elle, puisque changer d'opinion est une faiblesse, reculer est une faiblesse, négocier est une faiblesse, et que toute faiblesse est indigne.
En ce sens, « Aventures de Trois Fugitifs » n'est pas seulement un palpitant roman d'aventures : c'est un portrait étonnamment vrai, étonnamment juste, de la mentalité sans concession d'une civilisation russe confrontée depuis toujours à l'hostilité de son environnement, et qui n'a pu le dompter que par une volonté inflexible et sacrificielle, transmise de générations en générations depuis des siècles, et dont la force brutale nous effraye depuis finalement très longtemps, à tort ou à raison.
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Alors les fugitifs regardérent autour d'eux, examinant avec curiosité cet horrible intérieur, repoussant de saleté, où Nadège avait vécu pendant plusieurs semaines. De ses habitants ordinaires, il ne restait plus que les deux femmes du chef indigène et les deux servantes esclaves, les unes et les autres pleinement subjuguées, du reste, par l'ascendant de ce chaman étranger qui ne le cédait à nul autre chaman.
Ces chamans ou sorciers, craints et respectés par les Tchouktchas, se recrutent d'ordinaire parmi des jeunes gens à l'esprit affaibli, à qui les anciens ont raconté tant de ces choses mystérieuses et terribles, qui forment le fond des croyances populaires, qu'un beau jour leur raison déménage. Les longues heures de solitude, le froid excessif, la faim fréquente ont aussi, croit-on, une réelle influence sur certaines organisations nerveuses qu'elles détraquent, et c'est en toute bonne foi et sans arrière-pensée de supercherie, que les nouveaux chamans, - sans autre consécration que leur démence déclarée -, s'emparent d'un rôle spirituel, sacerdotal presque, dans une contrée livrée à l'idolatrie, bien que des traces de christianisme s'y rencontrent, nombreuses même, mais tout en surface.
Quant à ce dernier fait, les fugitifs en eurent promptement la preuve. Le kamakay s'était à peine éloigné qu'un indigène pénétra dans la tente, sur l'annonce qui venait de lui être faite de la présence d'un chaman.
C'était un homme âgé, qui se distinguait des autres indigènes par une sorte d'élégance dans son vêtement. Il portait suspendues au cou, par-dessus sa kuchlanka velue, deux images et quatre croix; sur sa poitrine s'étalaient deux certificats renfermés entre des planchettes, et l'on sut tout de suite par ses déclarations verbeuses que l'une de ces pièces attestait que lui et ses trois fils avaient été baptisés; l'autre, qu'il avait reçu d'un chef puissant, il ne savait pas que c'était le czar, un kamley en drap rouge, en remerciement de l'envoi d'une fourrure de renard charbonnier.
Pour bien établir son orthodoxie, il faisait, tout en parlant, de nombreux signes de croix. Le Parisien se promit de se faire d'Annawa, - c'était le nom de cet ancien de la tribu -, un auxiliaire utile pour la délivrance de Nadège.
Il commença par lui faire dire par Tékel qu'ils en tendaient demeurer dans la tente du chef aussi longtemps qu'ils seraient obligés de rester dans le pays.
On était en mars, et les fugitifs, ne pouvant songer a revenir en arrière pour reprendre possession de leur hutte du cap Baranoff, n'avaient d'autre ressource que de gagner du temps. Des que les jours plus grands et moins froids, ils s'enfonceraient dans l'intérieur de la presqu'île tchouktche. Il leur fallait atteindre les bords de l'Aniouy, puis, en remontant vers les sources de cette rivière, à travers une contrée montagneuse, rencontrer l'Anadyr et descendre avec ce cours d'eau vers la mer de Behring.
La tente du kamakay, malgré la puanteur infecte que dégageait l'alcôve, était sans doute la plus confortable habitation de la région. En prendre possession grâce à la puissance des sciences occultes, c'était un coup de maître. Le Parisien, se faisant suivre de l'ancien de la tribu, qui ne cessait ses signes de croix, fit trois fois le tour de la tente, en frappant sur le tambour magique. Après cela, il déclara à l'indigine ébahi que quiconque essayerait de pénétrer dans cette tente sans sa permission serait frappé de mort à la nouvelle lune.
Pendant cette singulière cérémonie, Naketoa et Kokerjabin, aidées par les deux esclaves, reunissaient ce qu'elles tenaient à emporter, et Nadège vit les cruelles femmes qui l'avaient tant fait souffrir, s'enfuir à la hâte pour éviter les malédictions qui pleuvaient du dehors sous les conjurations du chaman.
Après un nettoyage auquel chacun mit la main, les fugitifs s'établirent de leur mieux dans la tente du kamakay. Ils tenaient prés d'eux leurs armes chargées pour le cas d'un retour offensif. Tékel et Chort se succédaient placés en sentinelles le jour et la nuit. Wab faisait aussi très bonne garde. Lorsque Yégor et M. Lafleur se hasardaient au dehors, c'était armés jusqu'aux dents.
Mais les fugitifs se sentaient sérieusement menacés par les dispositions hostiles de la tribu tout entière. Ils apercevaient des visages sombres et irrités; les indigènes à qui ils adressaient quelques paroles de politesse apprises de Tékel n'y répondaient pas. Ils demeuraient silencieux, ce qui est le comble du mécontentement chez les hommes de ces races, comme un déchaînement de paroles est l'effet de la colère chez nous.
Bientôt le Parisien sut par Annawa, bonhomme très bavard, que les indigènes voulaient les réduire par la faim.
C'était un terrible coup que le prétendu chaman résolut de parer. Aidé d'Annawa, il fomenta une insurrection contre le kamakay, et il réussit à ranger plus de la moitié des guerriers du côté de l'Esprit dont il annonçait les manifestations.
Cette tentative hardie devait avoir pour le kamakay de cruelles conséquences. Le terrible chaman ordonna le sacrifice de trois rennes blancs, et au moment où le bûcher dévorait les victimes, il prononça la déchéance du chef et son exil. Le choix que M. Lafleur fit d'Annawa pour succéder au kamakay, ravisseur de jeunes filles, était d'une trop bonne politique pour qu'il n'eût pas une réussite complète.
Dès le lendemain de ce sacrifice solennel, on n'entendit plus parler de Tchikine. Il avait dû se résigner à sa déchéance et fuir sa tribu, sans même avoir le pouvoir de se faire suivre par ses deux femmes et deux esclaves.
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Dans les fourrés de mélèzes, les voyageurs choisissaient de préférence les endroits les moins plantės, ou encore cheminaient dans les sentiers tracés par les rennes, car ils se trouvaient maintenant dans la région des Tchouktchas à rennes. Au bord d'une rivière, ils virent nombre de pièges pour les zibelines et les renards, pièges qui semblaient abandonnés. Un peu plus loin, ils découvrirent au bord d'un torrent une énorme défense de mammouth, qui devait peser au moins cinquante kilogrammes. Elle était si solidement scellée dans la glace qu'ils ne parvinrent pas à l'arracher. Au delà du bois, s'étendait une vaste plaine marécageuse, qui paraissait avoir été boisée.
Les chiens avançaient péniblement au milieu des neiges nouvelles, encore molles, ou à demi fondues sous l'action du soleil, - et des glaces éternelles dont le sol était formé.
Le soir, les fugitifs campaient où ils se trouvaient. Nadège et Ladislas trouvaient toujours leur tente dressée. Les hommes dormaient dans les nartas ou couchés sur la neige.
Enfin, dans cette dernière partie de leur voyage se reproduisirent pour Yégor et ses compagnons, avec moins d'intensité, il est vrai, tous les dangers, toutes les souffrances, toutes les fatigues qui en avaient déjà marqué le cours : froid, guerre des éléments, privations, attaques de bêtes affamées. Mais les jours avaient grandi. Avec le printemps les oiseaux reparaissaient; les rennes, quittant les forêts, remontaient vers les bords de la mer pour fuir les moustiques; les plantes nouvelles offraient quelques. ressources. Les androsaces, les saxifrages, les gentianes, les achillées millefolium commençaient à poindre; déjà on entrevoyait le charmant cornillet aux fleurs roses blotties dans un cornet de mousse verte.
La neige semblait, çà et là, veinée de sang, rouillée par les lichens, ou nuancée de vert, de jaune par une flore de cryptogames rudimentaires. La racine du boursault rampant formait un très bon assaisonnement à la viande de renne; les terriers de souris fournissaient la racine farineuse de la makarcha, et pour remplacer le thé, consommé jusqu'à la dernière feuille, les fugitifs recueillaient une certaine mousse du granit vert qu'ils mélangeaient à une sorte de fougère aromatique.
La chasse était redevenue facile, surtout celle de l'argali et du renne, et après avoir brisé la croûte glacée des rivières, ils jetaient leur seine et pèchaient en abondance le sterlet, le mouksoune, la nelma et le tehir, tous gros poissons de l'espèce des truites, et des saumons.
Un matin, au point du jour, des cris retentissants réveillèrent les dormeurs en plein air. Ces cris provenaient d'un grand troupeau d'oies qui s'abattaient sur la surface d'un étang à moitié dégelé. Tégor, M. Lafleur et les deux Yakoutes s'armérent de batons et cernèrent l'étang. Wab, lancé sur l'eau et la glace, mit le désordre parmi les oies, qui gagnèrent la rive, où les chasseurs en abattirent en quelques instants une trentaine. Les Yakoutes surtout maniaient le bâton avec une remarquable adresse. Yermac regardait et souriait. Depuis que les nartas, chargées de vivres provenant de l'Hugo et Maria, fournissaient des ressources à l'alimentation quotidienne, le maitre de police, qui comptait toujours que les armateurs de la baleinière seraient indemnisės, ne se faisait aucun scrupule d'accepter sa part de nourriture. Il montrait du reste assez d'adresse à la pèche, et c'est lui qui gardait la spécialité de la préparation de la soupe au poisson : son « oukha » était succulente.
Quelques jours plus tard, les fugitifs tuérent aussi à coups de bâton une douzaine de cygnes. Ces oiseaux muent plus tard que les oies. Ils rencontrèrent un troupeau de rennes qui se laissaient approcher, ce qui leur fit supposer que c'étaient des rennes privés. Ils ne se trompaient pas : les Tchouktchas, à qui ces animaux appartenaient, avaient dù sans doute se cacher en apercevant la petite caravane des hommes blancs.
Ils traversèrent, avec des peines infinies et en courant de véritables dangers la région montagneuse, qui devait les conduire aux sources de l'Anadyr. La contrée avait l'aspect le plus sauvage. Des rochers menaçants s'élevaient à pic le long des vallées profondes; le vent des tempêtes, refoulé dans des fondrières et des ravins, y tourbillonnait et s'en échappait en sifflant, rendant le passage des défilés pénible et périlleux. Il leur fallait parfois mettre pied à terre et marcher à côté des traîneaux, le long des sentiers escarpés, au bord d'un précipice où le moindre faux pas eût suffi pour les précipiter. Les chiens n'avançaient que difficilement.
Heureusement pour les voyageurs, dans de pareilles extrémités, la neige amortissait les chutes et empêchait de glisser. D'autres fois, d'épais brouillards venaient les entourer tout à coup, leur dérobant leur route, et la cime sur laquelle ils se trouvaient leur faisait l'effet d'une île surgissant au milieu d'une mer agitée.
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Enfin, ils atteignirent l'Anadyr dont le cours, parallèle à la chaine de montagnes qui coupe la presqu'ile tchouktche, va du nord au midi pour remonter ensuite au nord-est. Ils suivirent les bords de cette rivière, et maintes fois ils eurent occasion d'utiliser, pour traverser des cours d'eau considérables qui s'y jettent, le léger bateau de peaux qu'ils emportaient avec eux, et dont les matériaux avaient été rapportés de la hutte du cap Baranoff par les Yakoutes.
Ils firent une halte d'une huitaine, à l'embouchure de la Krasnaïa, l'un des affluents de l'Anadyr, à trois cents verstes de la mer. C'était là un endroit favorable pour la chasse. D'ailleurs, les chiens avaient leurs pattes saignantes et un repos leur était nécessaire.
Quand les fugitifs se remirent en marche ce fut pour arriver en moins de dix jours à l'endroit où l'Anadyr cesse d'être une rivière et devient la baie d'Onemène. Maintenant il s'agissait pour eux d'éviter l'ostrog d'Anadyr. Ils longèrent la côte, en allant vers le sud, s'avançant avec précaution, se tenant à proximité de la mer pour l'observer, et assez loin du rivage pour n'être pas aperçus.
La mer était encore encombrée de glaçons. Il fallait attendre que toutes ces masses figées se missent en mouvement, et que les espaces d'eau s'agrandissent, avant d'avoir l'espérance d'apercevoir une voile.
Un jour, du haut d'un promontoire élevé, les fugitifs assistèrent à cette immense débâcle, qui est bien le spectacle le plus grandiose, le plus terrifiant qu'on puisse imaginer. Les toroses, - les icebergs, si l'on préfère cette dénomination plus connue -, se déplacent d'abord laborieusement. Crevassés par le dégel, minés par la mer, ils s'écroulent sur eux-mêmes avec fracas. D'autres s'avancent en tournoyant dans les eaux libres, déjà agitées par le vent du large; ils sont menaçants, avec leurs profils aux arêtes aiguës ou leurs sommets vacillants qui surplombent. Les dernières neiges tombées, balayées par le vent, s'élèvent en poussière vers le ciel qu'elles assombrissent. De temps en temps, des blocs énormes se détachent des principales masses avec une détonation pareille à la décharge de plusieurs pièces d'artillerie. Les vagues écumantes viennent activer ce travail de désagrégation. La collision des glaçons flottants recommence incessante; ils se précipitent les uns sur les autres jusqu'à ce que des chocs répétés les aient réduits en poudre. Tout se tord et s'abîme dans un immense déchirement.
Cette fois, le soleil lançait de chauds rayons qui coloraient de nuances roses les nappes blanches des neiges et la surface bleue de la glace. Les eaux glauques, courroucées de leur longue impuissance, envahissaient l'espace, frappaient, renversaient, détruisaient, inondant d'écume les champs de glace. La vieille glace demeurait attachée au rivage tout le long de la baie d'Onemène, et les hummocks s'avançaient encore fort avant dans la mer; mais au large, le bleu des flots rivalisait avec le bleu du ciel, les vagues roulaient leurs grands arcs de la rive asiatique à la rive américaine du détroit : la mer de Behring était réellement ouverte.
À mesure que le ciel et la mer s'éclaircissaient, Yermac devenait plus sombre. Il sentait arriver l'heure décisive où il lui faudrait lacher sa proie, - car il y avait des moments où il s'imaginait que c'était lui qui suivait les fugitifs; il comprenait qu'impitoyable, comme il voulait l'être, il allait avoir à faire preuve d'audace et d'énergie; et il lui en coûtait, malgré tout, parce qu'au milieu des souffrances supportées en commun, il avait fini par s'attacher à ces malheureux, qui, forts de leur innocence, cherchaient à échapper à la dégradation, à l'infamie...
Les fugitifs attendaient un navire libérateur ; Yermac attendait aussi ce navire, mais c'était pour les arrêter dans leur fuite. La justice inexorable, qu'il personnifiait si complètement, le lui ordonnait, et il ne faillirait pas à la tâche qui lui incombait, si cruelle qu'elle pût être.
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- Voyez ce sang, messieurs, et cette neige piétinée. Oh! si nous arrivions assez tôt pour sauver un de nos semblables !
- Allons voir ce qu'il en est, dit Yégor.
On attacha les chevaux aux arbres. Dans le vallon le plus proche, un grognement, - de satisfaction on peut le croire, - se faisait entendre. C'était l'ours à collier blanc qui disait ses grâces après le diner.
- Il ne faut pas nous écarter trop! observa M. Lafleur en tenant son fusil d'une main prudente, et prêt à tout événement.
Tous les quatre, ils allérent jusqu'au monticule sous lequel Yermac attendait, sans doute en passant de vie à trépas, le moment d'être dévoré à son tour. Cette cachette leur parut mystérieuse.
Yégor et le petit Polonais se mettant à genoux, déblayèrent avec les mains la neige, tandis que M: Lafleur, le fusil en arrêt, veillait à la sûreté de leur travail.
La neige enlevée, les branches écartées, aux lueurs que renvoyaient les nuages de fumée planant au-dessus de la forêt en combustion, Yégor, Ladislas et Nadège aperçurent un homme un mort enterré...
- Un cadavre ! dirent-ils d'une seule voix - avec des nuances d'émotion.
Un soupir leur répondit.
- Mais il n'est pas mort ! fit Yégor. Et il tåtait à la place du cœur.
- Le cœur bat avec force ! ajouta- t-il plein d'espoir. (...)
Le quasi-défunt maître de police fut placé sur son séant par Yégor, aidé de M. Lafleur, qui oubliait l'ours et ses grognements.
Yégor, effrayé en voyant les traits défigurés du maître de police avec ses yeux fermés, crut à une hallucination de son cerveau. M. Lafleur regardait tout aussi effrayé, bouche béante.
Yermac ouvrit enfin les yeux.
- Merci ! fit-il.
- Mais c'est, en effet, le maître de police ! balbutia Yégor, au comble de l'émotion.
- Qui que vous soyez, merci ! dit encore l'homme exhumé. Vous avez délivré ma poitrine d'une montagne bien lourde...
À la lumière du jour, se mêlaient des reflets de l'incendie, activé tout à coup, comme si la flamme venait de rencontrer un nouvel aliment.
- Eh quoi ! C'est vous, monsieur Séménoff ? C'est vous, monsieur Lafleur ? C'est à vous que je dois la vie ? À vous !... Où est mon fils ? Qu'a-t-on fait de Dimitri ? Où sont les voleurs d'or ? Tout d'un coup, la nuit s'est faite autour de moi... Mais je suis blessé au bras droit... Je perds mon sang. Séménoff et vous, monsieur Lafleur, venez-vous pour m'achever ? Est-ce vous autres qui m'avez enterré vivant, sous la neige; comme l'autre jour vous vouliez m'enterrer vivant sous les roches ? C'est làche, cela ! Mais expliquez- vous donc ! Parlez !
Yégor, M. Lafleur avaient perdu la parole; Nadège était presque défaillante à son tour; le petit Ladislas, après s'être reculé de quelques pas, faisait, l'un sur l'autre, des signes de croix précipités.
- Monsieur Yermac, dit enfin le déporté, il y a en tout ceci une intervention supérieure... C'est pour vous secourir que nous sommes ici. Ne craignez rien... Et si j'ai eu des torts graves envers vous, je m'offre à les réparer. (...) Vous êtes blessé, nous vous soignerons. (...)
- Je vous remercie, messieurs, dit Yermac, en se mettant debout. Je vais mieux que je ne le pensais... Alors, nous sommes quittes, monsieur Séménoff. Maintenant, vous ne pourrez plus le nier; vous êtes en pleine voie d'évasion, ainsi que celle que vous appelez votre fiancée, ainsi que son frère. Je vous arrête donc tous les trois.
Yégor fit un mouvement. Nadège pålit. Le petit Ladislas se mit à pleurer. Mais M. Lafleur, en ricanant :
- Vous voulez rire, dit-il, mon pauvre Yermac ! Comment, c'est à peine si vous pouvez vous tenir debout, vous êtes seul, blessé, loin de tout secours, et vous parlez comme si vous aviez une escouade de Cosaques derrière vous ? Ne vous en déplaise, nous continuerons notre chemin tranquillement... Et si vous n'êtes pas content, une autre fois, nous laisserons les ours de Sibérie dévorer les agents de l'autorité.
- Messieurs, je représente la loi, dit le maître de police avec un mouvement plein de dignité.
- Foi de Parisien ! Voilà une singulière prétention ! s'écria M. Lafleur.
- Force doit demeurer à la loi, reprit Yermac, Simplement.
- Eh bien, si vous l'avez, la force, montrez-la !
Yégor intervint.
- Savez-vous pourquoi cette force vous manque, Yermac ? C'est que votre réclamation ne repose pas sur le bon droit. Vous avez devant vous des victimes innocentes, je passe sur les incidents tragiques de votre poursuite... Nous sommes des martyrs de l'oppression. Et vous ne pouvez exercer aucune impression favorable sur nous en faisant appel à nos consciences: voilà pourquoi vous êtes faible, sans prestige et réellement désarmé.
- Nous verrons bien, messieurs... Vous allez du côté de l'Orient ? Moi je vais retourner vers l'Occident, Que chacun de nous garde sa confiance...
M. Lafleur fit un signe à Yégor. Ils se consultèrent rapidement tandis que, déjà, Yermac regardait les chemins, incertain de la région vers laquelle il allait rétrograder.
- Vous êtes en notre pouvoir, lui dit Yégor.
Yermac fit un mouvement, mais son visage impénétrable comme le granit ne trahit aucune émotion.
- Vous êtes plusieurs, je suis seul. La partie n'est plus égale... Je me soumets, répondit-il simplement.
- Votre soumission ne nous suffit pas, reprit Yégor. Nous pouvons rencontrer des patrouilles; nous pouvons tomber dans quelque poste de Cosaques. Que ferez-vous ?
- Mon devoir.
- Vous nous dénoncerez ?
- Oui.
Yégor demeura un instant silencieux, admirant la fermeté et le courage de Yermac, cherchant le moyen de s'assurer le silence du maître de police, sans se souiller d'un crime.
- Nous pourrions te faire mourir, lui dit-il enfin d'une voix vibrante; nous pourrions t'attacher à un arbre... Tu serais dévoré par les ours... Mais je ne t'en veux pas. Tu as fait ton devoir. Libre, tu étais un obstacle pour nous, voilà pourquoi nous avons voulu te supprimer ! Maintenant que tu es entre nos mains, que la fatalité a fait de toi notre prisonnier, nous donnes-tu ta parole de ne pas chercher à nous échapper ?
- Non.
Singulière nature que celle de ce Yermac qui remplissait ses fonctions d'homme de police avec le détachement de toute passion, l'absence de tout intérêt. Le devoir ! La loi ! Ces deux mots résumaient pour lui la vie, le monde, la société, tous les sentiments, toutes les obligations. Sa conscience droite, sincère, probe, vierge de toute arrière-pensée, avait fait de lui l'homme austère, impassible et impénétrable que nous voyons. Il regardait ses adversaires en face, comme les regarde le lion, sans être intimidé par leur force. Incapable de se cacher, de se blottir dans un coin pour attendre sa proie au passage et se ruer sur elle à l'improviste, il agissait à ciel ouvert, loyalement, même avec ceux qui s'insurgeaient.
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Les fugitifs en furent bientôt réduits à disputer leurs rations aux deux chiens sibériens que Yégor avait gardés. Ces animaux, privés de nourriture, faisaient entendre sans cesse des plaintes lugubres. Les chiens sibériens ont l'habitude de hurler quatre fois par jour; mais ceux-ci hurlaient maintenant le jour et la nuit durant.
La situation des hivernants devenait on ne peut plus pénible. Et avec cela un froid cuisant leur occasionnait toutes sortes de souffrances. Un matin, le petit Ladislas se plaignait du froid excessif qu'il ressentait aux pieds. M. Lafleur le déchaussa et poussa un cri en voyant que les chaussons de l'enfant, gelés à ses pieds, y adhéraient. Il fallut user de précautions pour le débarrasser de cette enveloppe glacée. Heureusement les pieds, quoique raidis, étaient encore sains. M. Lafleur rétablit la circulation du sang en les frottant vigoureusement avec de l'eau-de-vie.
Les difficultés de la vie s'augmentaient aussi à raison du froid, Il fallait couper la viande à coups de hache; si l'on touchait à un outil de fer sans prendre la précaution de se couvrir la main, le contact du fer à la peau produisait l'effet d'une brûlure; si Yégor, en consultant sa petite boussole, négligeait de retenir son haleine, aussitôt le verre disparaissait sous une pellicule de glace. Au dehors, les paupières se couvraient d'une croûte glacée. La montre de Yégor ne voulait plus marcher, quoiqu'il eût grand soin de la porter toujours sur lui et de la mettre la nuit sous sa couverture.
Bien que les fugitifs se fussent revêtus de gilets de flanelle, de caleçons et de chaussettes de laine, de chemises de molleton, de gilets tricotés, de vestons en gros drap de feutre, de pantalons en peau de phoque, autant d'objets indispensables que Yégor avait eu la prévoyance d'acheter au bazar de Yakoutsk, et bien qu'ils couchassent tout habillés et couverts de peaux, souvent le froid, auxiliaire de la faim, les empêchait de dormir. Lorsque M. Lafleur s'exposait à l'air, il endossait une capote de toile à voile et se coiffait d'un couvre-chef en laine ressemblant à une grosse perruque ébouriffée. Mais son accoutrement risible n'avait plus la puissance de dérider ses amis.
C'est que les malheureux étaient envahis par la tristesse. Ils n'avaient échappé à la captivité des hommes que pour tomber dans celle des éléments. Toutefois cet exil, cet emprisonnement au milieu des glaces et des ténèbres, semblait encore avoir des douceurs à côté de ce que Yégor avait souffert dans les mines de Nertchinsk, et Nadège dans sa vie de déportée. Ici, l'espérance les soutenait. Dès que le soleil serait de retour de son lointain voyage, ils pourraient peut-être continuer le leur. Ils se comparaient à ces héros de contes de fées qui attendent leur délivrance dans la forêt ou dans le château où les a enfermés une puissance magique. Les chances de salut auraient dû augmenter chaque jour... Ah ! Si la faim n'eût pas réclamé impérieusement ses droits et fait sentir sa tyrannie !
Ils avaient traversé la plus grande partie de la longue nuit polaire, qui dans ces latitudes dure plus d'un mois. À midi, il leur semblait qu'il fût minuit. Au sud, vacillait une petite lueur crépusculaire d'un jaune pâle. Le soleil était descendu de tant de degrés qu'il leur aurait fallu être sur une montagne haute de plus de dix lieues pour l'apercevoir. Lorsque la lune ne paraissait pas au ciel, et dans l'intervalle des aurores boréales, sous la voûte sombre du firmament, il ne se produisait que de temps en temps des rayons lumineux tracés par le sillon argenté d'une étoile filante; rapide éclair au milieu de la nuit profonde, étincelle qui tombe et s'éteint dans l'espace.
Mais pour rompre le silence effrayant de cette interminable nuit, qui agit plus encore sur les esprits que la disparition totale de la lumière, ils n'avaient que le bruit produit par les glaçons se brisant les uns contre les autres dans les espaces incomplètement solidifiés, bruit capable d'impressionner étrangement... Tantôt il était sourd et continu, comme le ressac lointain de la mer; tantôt aigu et strident, comme le grincement des roues non graissées d'un chariot; tantôt, enfin, retentissant et saccadé comme des coups de canon.
Yégor et M. Lafleur s'étaient mis à chasser, mais sans succès. Les rives de l'océan Glacial semblaient dépeuplées à tout jamais. L'odeur des chiens et leurs hurlements avaient éloigné les ours blancs. Toutefois, ils eurent la chance de tuer deux phoques dont ils mangèrent la graisse en arrosant de thé ce repas hyperboréen. M. Lafleur trouvait au lard de phoque un goût de beurre rance, mais il s'y habitua.
Enfin, Yégor et M. Lafleur décidérent d'aller à la découverte des ours blancs sur la mer glacée. Le jour, qui depuis une semaine commençait à revenir, rendait possible cette chasse.
Le lendemain, lorsqu'un reflet jaunâtre, apparaissant au sud, annonça le lever du soleil, Yégor et son ami descendirent bien armés sur la glace, emmenant avec eux les deux chiens sibériens. Bientôt, un premier jet de lumière s'élança, puis l'astre lui-même émergea, couleur de sang, avec son disque rongé par le brouillard. Les lignes neigeuses des collines du rivage, et des grands blocs de glace prirent une teinte douce, d'un rose tendre, et les ombres bleues passèrent au violet. Au bout d'une heure de marche au milieu de ces accumulations de glaçons brisés, broyés, hérissés de pointes, que les voyageurs anglais au pôle nord ont appelées "hummocks", et qui produisent l'effet d'un champ retourné par une gigantesque charrue, les chasseurs arrivérent à un dédale de toroses. Là ils reconnurent dans la neige de nombreuses traces d'ours blancs et de renards polaires (ces renards sont les parasites de l'ours, à qui ils parviennent, grâce à leur agilité et à leur souplesse, à arracher une partie de sa proie). Un moment après, ils découvrirent une tanière d'où les hôtes étaient absents. Ces sortes de cavernes, profondes de deux mètres, ont deux ouvertures : un couple d'ours y trouve une place à peine suffisante pour s'y blottir.
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