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Critique de Erik35


Erik35
25 septembre 2017
L'EMPRISE DES ÂGES SOMBRES

Janvier 1194. En cette fin de siècle qui aura vu la difficile mais inexorable montée en puissance des premiers capétiens, Philippe II Roy de France, bientôt qualifié de Bel, peut-être considéré comme le premier grand monarque de ce qui n'est encore qu'un embryon de notre actuel pays. Mais si son intelligence quelque peu atrabilaire, sa ruse ainsi que ses incontestables réussites guerrières lui permettent de demeurer encore dans les hagiographies de l'histoire de France, ce fameux "roman national", il n'en est guère de même de ce Paris des bas-fonds, que l'on croise pourtant ici et là dans des romans plus contemporains, que l'on songe à cette cour des miracles fantasmée d'un Victor Hugo dans son Notre-Dame de Paris ou dans des descriptions un peu plus véridiques d'une France miséreuse, violente, crue et cruelle que l'on croise aussi bien dans Les Rois maudits de Maurice Druon que dans Fortune de France de Robert Merle, (et dans bien d'autres) même si ces séries historiques se déroulent en des temps plus où moins lointain de ceux évoqués dans ce "Le Roy des Ribauds, Livre 1".

Sur ce Paris des abîmes, le Roi n'est pas forcément celui que l'on pourrait croire. D'ailleurs, tout au long de cette première plongée dans ce Paris des petites ruelles, des tavernes interlopes et des arrières cours sous domination des coupe-jarret en tous genres, les hommes du prévôt pas plus que ceux protégeant Philippe ne semblent avoir véritable mainmise. C'est en effet un personnage sombre, marqué d'une étrange cicatrice en étoile sous son oeil gauche qui semble diriger, d'une pogne de fer, tout ce petit monde des bandes de tire-bourse, d'aigrefins, de mauvais larrons et autres écorcheurs. Mais notre homme, le véritable Roy des Ribauds - même s'il doit régulièrement subir les conseils des chefs de clans et obtenir leur accord - et qui se fait appeler le Triste Sire est un homme duplice. En effet, s'il dirige de main de maître toutes ces bandes de malandrins, c'est pour mieux espionner, protéger et à l'occasion rendre directement service au seul maître qu'il s'est jamais donné : Sa Majesté Philippe elle-même. Les auteurs ne s'en cachent pas : cette espèce de milice des bas-fonds a bel et bien existé et c'est même en lisant Maurice Druon qu'ils l'ont découverte. Même si c'est sous son descendant, un autre Philippe mais surnommé cet fois "Le Bel" que ces "Ribauds du Roy" existèrent, l'occasion était trop tentante de tordre légèrement le cou à l'histoire pour les anticiper en ces temps très sombres de cette fin de XIIème siècle qui porteront les prémices de la future guerre dite de cent ans.

Notre Roy des Ribauds règne donc en maître incontesté - du moins en apparence - sur la rue et la faune malfamée de la capitale jusqu'à ce jour d'hiver où, pour venger sa fille, à l'honneur de laquelle des commerçants sûrs de leur puissance et de leur or ont attenté, il tue l'homme à l'existence duquel il ne fallait surtout pas attenter... En effet, ce Guilhem Poudevigne au nom si prédestiné était un riche marchand de vin bordelais, proche de la fameuse Aliénor d'Aquitaine mais espion de Philippe et qui devait lui confier le nom de l'homme gagé pour assassiner le Roi ou des ambassadeurs allemands essentiels. La boulette est d'autant plus énorme que Sa Majesté demande incontinent à son fidèle homme de main, le Triste Sire - qui est donc une espèce de chef des Renseignements Généraux doublée d'une milice secrète bien avant l'heure - de trouver les coupables et d'en obtenir les renseignements que son espion n'a jamais pu lui communiquer. Ainsi, l'homme le plus puissant des rues de Paris se retrouve dans la situation de pouvoir tout perdre et va s'ensuivre, sous les yeux ébahis du lecteur, un thriller médiéval noir et cruel, tour à tour sordide, violent, fort, impitoyable et fantastiquement puissant, à commencer par les amitiés et les haines qui, à aucun moment, ne font dans la dentelle, mais sont étonnante de profondeur.

Ce premier volet de la trilogie à venir est un véritable coup de maître. La plume de Vincent Brugeas frappe toujours juste et elle évite cet écueil insupportable - merci à la comédie "Les Visiteurs" - de faire s'exprimer les personnages en vrai faux ancien français pour se donner l'allure d'être vrai. En revanche, les bulles sont d'une efficacité redoutable et l'histoire se déroule comme un parchemin que l'on suit sans hésiter du début jusqu'à la fin. Cependant, dans Bande dessinée, il y a dessin, et celui de Ronan Touhloat semble avoir été fait pour illustrer cet temps que l'on aime à imaginer sombre - nul doute qu'ils le furent par bien des aspects -, une époque où il ne faisait pas bon traîner seul, à la nuit tombée, dans les rues des grandes villes. Les portraits sont affreusement réalistes - rares sont les humains sans la moindre déformation, sans la moindre blessure et les gueules d'amour y sont bien moins fréquentes que les trombines de soudards, de tire-bourse ou de mendiants -. Quant aux décors, s'ils peuvent par instants être lumineux - telle vue des rues de Paris, tel gros plan sur les tours de Notre-Dame alors sur le point d'être érigées - la plupart du temps, leur mise en oeuvre renforce encore un peu plus ce sentiment de malaise, de violence, de monde au bord de la barbarie ou des enfers. L'ensemble de cette bande dessinée - appelons cela "roman graphique" pour les esprits bobo-chagrins - se déploie un peu à la manière des meilleurs comics américain (même s'il n'est question ici d'aucun super-héros) revus à l'aune des BD franco-belges les mieux réussies.

Alors, si une plongée dans un Moyen-Âge plus vrai et plus sombre que nature ne vous indispose pas, si pour vous "Pute Borgne" est un juron classique, si la mort par l'épée ne vous décourage pas de l'humanité, que vous êtes susceptible d'admettre un monde à peu près totalement phallocrate, viril, paternaliste et autoritaire sans vous plonger aussitôt après dans Candy, cette série est faite pour vous !
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