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Critique de Cigale17


L'amour de la littérature, sans distinction de nationalités, et l'hommage qui lui est rendu m'ont accrochée dès le début : ils sont partout ! Il faut commencer par s'arrêter sur le patronyme du personnage principal d'Un gentleman à Moscou : le comte Alexandre Ilitch Rostov. On ne peut que sourire au clin d'oeil à Guerre et Paix de Tolstoï dont le Nicolas Ilitch Rostov partage avec Alexandre un nom de famille, un titre, une éducation aristocratique, une grande désinvolture et une infinie capacité de résilience. Comme lui, il mûrira au gré des événements, des rencontres et du temps qui passe.

Un gentleman à Moscou est le deuxième roman seulement d'Amor Towles, né en 1964, dont son éditeur, Fayard, nous dit bien peu de choses. On doit se réjouir que cet homme-là ait abandonné la finance au profit de la littérature !
Le roman s'ouvre sur un poème signé par le comte lui-même en 1913. Ce texte s'avère d'une grande importance puisque Alexandre Rostov, l'aristocrate, lui doit de ne pas être fusillé par le Parti : en 1922, ces vers lui valent aux yeux de « personnes haut placées [de compter] parmi les héros de la cause prérévolutionnaire ». Pas de peloton d'exécution, donc, mais une assignation à résidence à l'Hôtel Metropol où le comte habite en fait depuis quatre ans dans la somptueuse suite 217. Sous bonne garde, il doit la quitter et transporter le peu de ses possessions qui entrent dans la minuscule chambre de domestique qu'on lui impose, tout en haut du beffroi… La suite nous éclairera sur la genèse de ce poème décidément capital dans la vie d'Alexandre.

Il suffit de lire, dans les toutes premières pages, le verbatim de la comparution d'Alexandre devant le comité du commissariat du peuple pour comprendre que, malgré l'insertion de personnages réels (le procureur Vychinski de triste mémoire par exemple), il ne faut pas chercher dans ce roman la vérité historique ; le comportement du comte qui ne se défait pas de son charme, de son esprit de répartie ni de son humour, et la sentence prononcée par le tribunal ne laissent aucun doute : il s'agit d'une sorte de fable, d'un conte philosophique.

La division du roman en cinq livres présentés chronologiquement mais d'une durée très inégale accélère le rythme du récit grâce à des raccourcis importants, voire des ellipses de plusieurs années : le livre I, sept chapitres et 120 pages, couvre l'année 1923 ; le livre II, 3 chapitres et 70 pages, condense trois années, etc. le narrateur nous permet d'accéder aux pensées des différents personnages. Un « nous » se glisse fréquemment dans le texte pour faire part de considérations philosophiques, psychologiques, gastronomiques, historiques, culturelles, etc., souvent avec beaucoup d'humour. Ce « nous » peut signifier successivement « nous » les Russes, les aristocrates, les contemporains de ce régime, les clients ou les employés du Metropol, etc. ; son emploi impose au lecteur un regard différent à chaque fois. Il en va de même pour le « vous » d'adresse au lecteur, fréquemment convoqué comme lecteur, évidemment, mais tout aussi fréquemment comme témoin… Autre petit régal grâce à la variété des sujets et aux ruptures de ton : les notes de bas de pages. La plus longue qui commence par d'amusantes considérations sur les patronymes des personnages des romans russes continue en dévoilant l'avenir tragique d'un des personnages secondaires. D'autres traitent de l'inutilité de la « réinvention » des sigles de la police secrète, de l'aveuglement des Américains invités en Russie alors qu'y sévissait la famine, ou encore des raisons de la prolifération des immeubles préfabriqués de cinq étages…
Au Metropol, le temps passe à un rythme variable selon les occupations du comte et selon son moral. Alexandre Rostov, parfait gentleman, cultivé, polyglotte, maître dans l'art de la conversation, remarquable palais, s'occupe de bien des manières. Il a des relations cordiales avec les employés de l'hôtel qui lui marquent beaucoup de considération, mais aussi avec certains des nouveaux pontes bolchéviques. Il sympathisera avec une petite fille de neuf ans, Nina, qui réside à l'hôtel avec son père, mais qui est souvent seule. Il entreprendra, en quelque sorte, de faire son éducation, alors que Nina se révèlera étonnement bon professeur elle aussi, et elle réussira à élargir l'horizon du prisonnier. Plus tard, une enfant de cinq ans, Sofia, lui sera confiée par Nina et l'empêchera de devenir fou quand les exemples littéraires ou historiques ne suffisent plus depuis longtemps : Edmond Dantès au château d'If, Cervantès à Alger, Napoléon à l'île d'Elbe ou encore Robinson Crusoé ont perdu de leur valeur d'exemplarité. le comte formera avec le cuisinier et le maître d'hôtel (un Français !) un trio qui maintient le Metropol à flot en dépit de toutes les vicissitudes apportées par la bureaucratie.

J'ai bien aimé ce roman et je me suis attachée aux différents personnages au fil de ma lecture. le thème du hasard qui traverse tout le livre prend ici une coloration particulière et Towles l'exploite avec brio, peut-être parce que les enjeux sont vitaux. Je suis consciente que j'ai puisé certaines de mes images mentales dans le Grand Budapest Hôtel de Wes Anderson qui se superpose maintenant dans mon esprit au Metropol : deux palaces, à peu près la même époque, des personnages un peu déjantés, beaucoup d'humour, bref, plusieurs ingrédients qui s'ajoutent sans pourtant se confondre. Pour d'autres aspects, j'ai pensé à Novecento pianiste d'Alessandro Baricco : l'enfermement, bien sûr, le charme du personnage, le défilé de personnages secondaires, l'importance de la musique, l'irrémédiable poids du destin et un final en forme de pirouette, bien qu'elle ne soit nullement tragique dans le cas du comte Alexandre Ilitch Rostov !

Pour le Grand Prix des lectrices de Elle : merci pour tous ces livres !
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